1914-2014 L'Europe sortie de l'Histoire ?

20 janvier 2014

20.01.20141914-2014 L’Europe sortie de l’Histoire ?

Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 L’Europe sortie de l’Histoire ? , Fayard, octobre 2013, 20 euros.

Au delà des propositions normatives et de l’exégèse critique de la construction européenne, l’ouvrage de Monsieur Chevènement offre une leçon d’analyse politique. Depuis la « guerre civile européenne » achevée en 1945, en passant par les traités fondateurs de l’Union européenne, jusqu’à la crise de la monnaie unique, l’Europe se trouve sur la pente fatale d’un espace mondialisé. Pour comprendre les enjeux et saisir les opportunités s’ouvrant à l’Europe en 2014, il nous est proposé de revenir sur les événements ayant précipité son déclin, sa « sortie » de l’Histoire.

Réhabiliter les nations européennes

Jean Pierre Chevènement commence par mettre en garde le lecteur contre l’instrumentalisation du « Plus jamais ça», inévitable slogan du centenaire de la Grande guerre. Légitimant la dissolution démocratique des institutions européennes, au profit d’un « despotisme éclairé » de la technocratie Bruxelloise, ce slogan sera également l’occasion d’une surenchère de la diabolisation de la nation, jugée responsable des évènements tragiques et assimilée à sa maladie, le nationalisme.

Pourtant, nous explique l’auteur, les nations ne sont pas responsables de l’attitude belliqueuse de leurs dirigeants. Bibliographie et documentation historique à l’appui, Jean-Pierre Chevènement retrace l’engrenage des évènements ayant conduit l’Europe vers son crépuscule. L’origine du conflit se comprend dans le contexte d’équilibre (ou de déséquilibre) dans lequel se situe le vieux continent intégré à la première mondialisation dominée par la Grande-Bretagne. Les velléités hégémoniques d’un Kaiser et de son Etat Major alimenté par l’idéologie pangermaniste, et la crainte d’un encerclement russe ont conduit à un conflit apparenté à un « saut dans le vide » dont personne n’avait soupçonné l’ampleur ni les conséquences. Le traité de Versailles précipite la prochaine guerre et parachève le discrédit des nations européennes. L’hegemon est alors définitivement transféré vers les Etats-Unis et se renforcera après la Second Guerre Mondiale

Si la réhabilitation des nations européennes est au cœur de l’ouvrage, la définition stricte qu’en donne l’auteur reste néanmoins volatile. Tantôt définies comme le cadre naturel et républicain de la démocratie, il les assimile également à « l’opinion publique » ou à la  « volonté » de tel ou tel pays. Plus de clarté dans les définitions aurait bénéficié à l’identification des acteurs auxquels il se réfère.

Réquisitoire de « l’européisme » : faire l’Europe par les nations

L’européisme est, selon l’auteur, le modèle de construction européenne dominant au sein duquel un noyau dur de technocrates se substitue aux nations pour décider du devenir de l’Union. Ce déficit démocratique européen porté par la nature de son exécutif est également miné par la chimère sur laquelle s’appuie le Parlement : le sentiment d’appartenance à l’Europe, réalité lointaine aux yeux de ses citoyens. La nation, ou cadre naturel de la démocratie faisant défaut à l’Europe, il ne peut exister de communauté politique européenne si celle-ci n’est pas directement représentée par des représentants nationaux : Jean-Pierre Chevènement préconise ainsi le retour à une Assemblée européenne juxtaposant des délégations des parlements nationaux.

Ainsi le sénateur proclame à la fois son scepticisme face aux différentes étapes de la construction européenne et envers ses institutions. Très attaché au traité de l’Elysée dont il regrette la non application, il semble concevoir l’avenir, mais également le présent européen à travers le prisme du couple franco-allemand qu’il souhaite plus égalitaire. A la fois admiratif de notre voisin capable de relever les défis de la mondialisation, il déplore néanmoins son ancrage hégémonique au sein de l’Europe, accéléré par la crise de la zone euro.

Le retour d’une prépondérance allemande

Seule apte, aujourd’hui, à relever les défis de la mondialisation, l’Allemagne est passée du rôle de bon élève de l’Europe à celui de correcteur. Toutefois, les responsables de cette nouvelle donne sont autant les dirigeants français et européens, qui ont péché par présomption, que les principaux intéressés eux-mêmes. La monnaie unique ; voilà le péché capital que n’ont pas fini d’expier les pays de la zone euro. L’euro calé sur le mark s’est, de fait, calé sur les nécessités économiques allemandes. L’Europe a ainsi servi de base aux entreprises allemandes parties à la conquête des marchés extérieurs à l’Union ; le partenariat avec la France ayant servi de caution. Faisant fi, une fois encore, des nations et de leurs singularités, « l’européisme » a négligé les différences économiques des pays de la zone euro ne pouvant supporter une monnaie trop forte à long terme, comme l’a montré la récente crise de la dette. « L’Allemagne » – la nation allemande, ses dirigeants, ses épargnants – ne souhaite pas supporter indéfiniment les pays du sud ayant profité des taux bas d’un euro fort pour s’endetter. Elle refuse, d’autre part, l’inflation qui permettrait pourtant à ces pays de relancer leur croissance et leur emploi. A l’approche des élections, Angela Merkel se retrouve face à un dilemme cornélien, elle qui détient presque exclusivement le pouvoir de décider du destin de l’Union.

Deux plans pour sortir du piège

Afin d’éviter à l’Europe une marginalisation et, à terme, une sortie définitive de l’Histoire, Jean-Pierre Chevènement propose deux issues.

Premier scénario

La première, qu’il juge lui même bancale étant donné le courage politique qu’elle nécessiterait, serait de réformer la BCE sur le modèle de la FED, permettant ainsi le rachat d’effets publics et privés, et de promouvoir une création monétaire au profit des Etats comme l’ont fait la Chine ou les Etats-Unis pour relancer leur croissance après la crise. L’euro serait ainsi sauvé. Cette proposition a lieu d’étonner suite à un long discours sur une Europe postdémocratique, européiste et technocrate : en effet, cette décision serait à la fois opposée aux normes européennes de Lisbonne mais également à la Constitution Allemande. Angela Merkel ne pourrait se le permettre politiquement. Seule l’invocation d’un « état d’exception », tel que le concevait Carl Schmitt, pourrait le lui permettre ou bien le permettre à M. Draghi. L’auteur se demande ainsi : « Cette théorie sulfureuse – elle fut utilisée par les nazis en 1933-1934 – pourrait elle l’être par M. Draghi pour une cause réputée bonne ? »[1]. Il finit par admettre que cette solution n’est politiquement pas concevable. On pourrait lui reprocher ici de ne pas la trouver condamnable. D’une part afin de conserver une cohérence avec son précédent discours sur une Europe vidée de sa démocratie et construite par des technocrates, mais également en lui rappelant que cette théorie n’a pas été seulement utilisée par les nazis mais créée à leur intention, Carl Schmitt ayant été l’idéologue du IIIe Reich.[2]

            Second scénario

La cohérence revient lors de la présentation du « plan B », jugé « plus sûr » et il est vrai, plus en accord avec son discours. Celui-ci prévoit de restaurer les mécanismes d’ajustement des différentes économies, c’est-à-dire passer à une monnaie commune, et non unique, de façon planifiée. L’Euro deviendrait un panier de monnaies dont le cours serait fixé par les marchés ; les émissions de dettes et d’emprunts libellées en euros seraient garanties soit par l’Union, soit par les Etats. Les monnaies nationales seraient indexées sur le cours de la monnaie commune permettant une remise à niveau de compétitivité fondée sur des critères objectifs. Par ce biais, ni l’Allemagne, ni la France, ni l’Europe ne verraient de contradiction entre le choix du monde et le choix de l’Europe. L’ordre néo-libéral serait temporisé par le retour de la souveraineté nationale, condition de la préservation et de la rénovation de notre Etat-Social. Par le retour de la croissance et de la compétitivité s’équilibrerait l’économie de marché avec l’économie des besoins collectifs. Jean-Pierre Chevènement propose donc une union de social-démocraties républicaines et souveraines avec un Parlement Européen qui ne serait plus que l’émanation des Parlements nationaux.

Différentes grilles d’analyses

En refermant l’ouvrage, le lecteur sort convaincu de l’échec de la monnaie unique telle qu’elle avait été conçue. La classe politique européenne, bien qu’elle désire encore en partie la sauver, le reconnaît. Le passage précipité à l’euro ressemble en cela au « saut dans le noir » qu’a constitué pour les dirigeants d’alors le plongeon dans les affres de la guerre. Mais on peut choisir de ne pas tout remettre sur ce péché originel ; d’autres grilles d’analyse existent comme celles qui reprochent à l’Europe d’avoir laissé certains Etats succomber à la tentation de l’endettement lorsque les taux étaient faibles.

Jean-Pierre Chevènement ne croit pas à la démocratie européenne. Selon lui, ce modèle politique ne peut s’épanouir qu’au sein d’une entité nationale animée d’un sentiment d’appartenance. On pourrait lui opposer que, malgré les déboires du sentiment pro-européen, causé par la crise et l’inefficacité des politiques misent en place, Rome ne s’est pas faite en un jour et que le sentiment d’appartenance national qui est le notre, non plus. Par ailleurs, en portant notre regard plus à l’Est, on voit combien cette notion d’appartenance est délicate. Raisonner principalement à l’aune du couple franco-allemand pour concevoir l’avenir de l’Europe, est-ce véritablement une posture pro-européenne ?

 

Guillaume Pic

Crédit photo: Flickr: Des Idées et des Rêves

 

 

 


[1]    Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 L’Europe sortie de l’Histoire ?, p.300

[2]    Voir à ce sujet le recueil d’Yves Charles Zarka dont le compte rendu est disponible ici : http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-187.htm, on pourra également se reporter à Homo Sacer ou bien à Etat d’exception de Giorgio Agamben, présentant cette notion.

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