2018/1968 : un miroir en trompe-l’œil

20 avril 2018

Le printemps 2018 a été annoncé par les syndicats de salariés et d’étudiants, par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, comme la promesse d’un nouveau Mai 1968. Dans un pays qui aime les références historiques, les révolutionnaires français rejouent en effet périodiquement les grandes scènes du passé. La France qui « s’ennuie » souvent cherche aussi parfois à se faire peur comme le notait Flaubert dans l’Education sentimentale à propos de 1848: « Et par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories aussi neuves que le jeu de l’oie eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois comme une grêle d’aérolithes ».

Pas sûr toutefois, en dépit de certaines apparences trompeuses, que 2018 ait grand chose à voir avec 1968 qui fit vaciller la République gaullienne ; pas sûr non plus que ce pâle « remake » ne trouble la population ni le pouvoir, qui devrait pourtant avoir bien d’autres sources d’inquiétude.

 

Les apparences d’un « remake »

 

A bien des égards, 2018 semble rejouer mai 1968. Même calendrier d’abord : en souvenir des événements de Nanterre il y a cinquante ans, le 22 mars a été choisi comme date de la première grande manifestation de ce printemps. Mêmes acteurs ensuite : les étudiants qui s’en prennent à la sélection à l’université avec le soutien de certains de leurs professeurs dont le comportement en 1968 inspirait déjà ce commentaire à Bernard Frank dans Un siècle débordé : « passons sur les comédies larmoyantes des agrégés révolutionnaires qui sont furieux d’avoir été de bons élèves et qui tentent de réaliser leurs rêves de cancres qu’ils n’ont pas osé être il y a quarante ans ». Des étudiants qui dénoncent également l’action des forces de l’ordre et faute d’imagination ont parfois repris le célèbre « CRS SS ». Des étudiants qui comme leurs aînés bloquent les locaux universitaires et occupent les amphithéâtres.

Autres acteurs identiques à ceux de 1968, les travailleurs, en l’occurrence les cheminots, en grève contre un gouvernement qui aurait décidé de casser le service public. Notons au passage, comme en 1968, une tentative de coordination des luttes entre les deux : le 13 avril dernier, dans le 13 è arrondissement de Paris, plusieurs centaines de cheminots, d’étudiants et d’enseignants, ont défilé ensemble avec des mots d’ordre puisés dans l’arsenal classique de l’extrême gauche : « la vraie démocratie, elle est ici » ; « tous ensemble, grève générale » ; « Résistance, ça va péter (sic) ». Enfin, des intellectuels de gauche, une trentaine d’écrivains, universitaires, cinéastes, philosophes et scientifiques, qui « se souviennent des grèves de 1968 et 1995 » ont affirmé leur solidarité avec le mouvement social en signant une pétition, un rituel obligé de la mise en scène révolutionnaire depuis plus d’un siècle comme l’a montré l’historien Jean-François Sirinelli (1).

Le parallélisme est donc tentant entre 1968 et 2018. Pourtant quelque chose sonne faux dans la pièce qui se joue aujourd’hui et si 1968 n’a pas été « une tragédie », la tentation est grande cependant de voir 2018 comme « une farce » pour reprendre la trop fameuse formule de Karl Marx.

 

 

                                       Des apparences trompeuses

 

En dépit de ces ressemblances apparentes et, d’une certaine façon, voulues, Mai 2018 n’a rien à voir avec Mai 1968. Il y a cinquante ans, dans les universités d’abord, dans les entreprises publiques et privées ensuite, le mouvement a correspondu à une explosion de la base qui débordait très largement les organisations syndicales, la CGT notamment, prise au dépourvu et bien en peine de reprendre le contrôle des événements malgré la signature des accords de Grenelle le 27 mai – le SMIC augmente pourtant de 35% en une nuit ! -. Quant à la révolte étudiante de 1968, elle a stupéfié l’opinion par sa spontanéité même si des organisations politiques ont ensuite essayé de l’orienter. En 2018 en revanche, les mouvements sociaux, à l’université comme à la SNCF, sont largement déclenchés et conduits par des syndicats et des groupuscules d’extrême gauche en lutte d’influence. Et d’ailleurs, dans les deux cas, ils sont très minoritaires.

En 1968, même si la « Révolution est introuvable » ( R Aron), la tonalité des revendications est bien révolutionnaire : on conteste les valeurs et structures d’une société restées dans le fond intangibles depuis le XIX è siècle, on rêve alors d’autres rapports sociaux à l’université, dans l’entreprise, dans la famille. Un grand vent libertaire souffle sur le pays qui toutefois ne trouve pas sa traduction politique, l’épisode du stade Charléty le montre bien. En 2018, à l’inverse, étudiants et cheminots représentent la défense du vieux monde, une université énorme machine à produire de l’échec, un statut datant de la machine à vapeur et désormais sans justification à l’époque du TGV. Et, contrairement au pouvoir gaulliste usé de mai 1968, c’est la présidence Macron qui apparaît du côté de la modernité et de l’avenir. Certes le mouvement de 2018, lui, a sa traduction politique : avec bien des ambiguïtés, les amis de Mélenchon, dépités de leur échec en 2017, veulent leur revanche. Il leur manque toutefois ce dont ont bénéficié dans un premier temps les révoltés de 1968 ; étudiants et travailleurs, le nombre et la sympathie de l’opinion : le taux de grévistes à la SNCF est en baisse et 61% des Français souhaitent que le gouvernement aille au bout de la réforme de la SNCF.

En 2018, contrairement à ce qui s’est passé en mai 1968, le pouvoir politique n’a donc rien à craindre du mouvement social. En apparence en tout cas.

 

 

                                         D’autres sources d’inquiétude ?

 

En juin 1968, la République gaullienne a triomphé politiquement dans les urnes, les Français ayant fini par redouter les conséquences de la « chienlit » ; en 2018 également la victoire du Président contre le mouvement social semble assurée mais cela ne signifiera sans doute pas un regain d’adhésion à son action. Car si les Français, peuple frondeur, ont bien compris la nécessité de transformer le pays, ils n’en éprouvent pas moins une profonde insatisfaction face à la société nouvelle qui se dessine. Le Président de la République a d’ailleurs affirmé entendre leur colère lors de son interview du 15 avril dernier. Plus grave encore, les Français ne se fient plus guère aux corps intermédiaires traditionnels, partis politiques et syndicats. La démocratie sociale – la démocratie tout court – risque donc de tourner à vide et ce qui a été la chance du macronisme, une opposition réduite aux populismes, pourrait alors devenir un lourd handicap.

Et si l’absence d’opposition crédible et structurée, la chance du général de Gaulle en 1968, était finalement le danger majeur qui guettait Emmanuel Macron en 2018 ?

 

Vincent Feré

 

(1) Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XX è siècle, Fayard, 1990

Photo by Jonathan Harrison on Unsplash

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