24 heures chrono à Wall Street
14 mai 2012
Margin Call de J.C. Chandor
On les avait vus à la télévision, lors de la crise des subprimes en 2008 : ces hommes et ces femmes sortant d’un établissement bancaire newyorkais, une boîte en carton dans les bras. Virés sur le champ par leur banque, ils sont rapidement devenus l’un des symboles du désarroi et de la brutalité de cette crise dont on continue à ressentir les séquelles.
Agents de DRH anonymes
Margin Call (en français Marge de manœuvre, titre que le film porte également au Québec) est le premier opus du jeune réalisateur J.C Chandor. Film à impressionnante distribution hollywoodienne, à réalisation très maîtrisée, qui veut nous montrer ce qui a dû arriver à l’intérieur des banques, en ce terrible mois de septembre 2008. On voit des agents de DRH anonymes débarquer en force dans les bureaux pour licencier en masse, toujours en fin d’après midi, après la fermeture de la bourse. Les victimes, en recevant cette fameuse boîte pour objets personnels, sont priées de quitter immédiatement les lieux, accompagnées d’un gorille en uniforme.
« The money is good »
L’un de ces expulsés est Eric Dale, chef du département de gestion des risques de la banque ; il ne se voit non seulement licencier mais aussi interdire l’accès à ses mails et son téléphone portable, le tout après à peine deux minutes d’un entretien humiliant. Pur hasard ? Dale était en passe de découvrir que son établissement était en grave danger à cause d’un nouveau produit financier, un titre hypothécaire dont le risque n’est plus couvert par la valeur boursière de l’ensemble des actifs de la banque.
Avant de partir, Dale réussit à transmettre ces informations à l’un de ses assistants, Peter Sullivan (Zachary Quinto, également coproducteur du film). Sullivan, jeune et brillant scientifique qui a préféré le monde de la finance à une carrière à la fac (« the money is good », dit-il) achève les calculs, découvre le pot aux roses et avertit aussitôt ses collègues dont le vieux routier des traders, Sam Rogers (Kevin Spacey) ; lequel alerte à son tour la direction. Suit une série d’entretiens et réunions de crise, le tout dans le temps d’une seule nuit, décrit avec une dramaturgie impeccable qui avance lentement mais inexorablement vers son apogée. Lors d’une réunion, l’un des trois dirigeants de la banque, l’arriviste sans scrupules Jard Cohen (Simon Baker) propose de vendre le lendemain tous les actifs toxiques de la banque. Proposition immédiatement reprise par le PDG, John Tuld (Jeremy Irons), arrivé, comme il se doit, en hélicoptère… Si l’on ajoute Demi Moore qui joue Robertson, la chef directe de Dale, on constatera en effet que Chandor n’a pas lésiné sur la distribution !
Merill Lynch versus Lehman Brothers ?
Margin Call se réfère bien sûr à l’histoire de Lehman Brothers, d’autant plus que son PDG en 2008 s’appelait… Richard Fuld. Mais le film ne veut pas reproduire littéralement ce qui est arrivé à cette banque, qui fit faillite à la mi-septembre 2008. J.C. Chandor, le réalisateur et l’auteur du scénario – il dit l’avoir écrit en seulement quatre jours – est lui-même fils d’un trader à Merill Lynch, autre banque d’investissement newyorkaise qui a connu des problèmes comparables en 2008, mais qui sut éviter le sort tragique de la Lehman, ne serait-ce par sa vente à Bank of America. Dans un entretien [1], Chandor affirme d’ailleurs que son récit ne se situe pas nécessairement en 2008 et que le destin de la banque dans son film n’est pas celle de Lehman Brothers, puisqu’elle y échappe grâce à la gestion cynique de Tuld. Mais à quel prix ? Doit-on être comme Tuld, un dirigeant sans états d’âme ? Il se définit comme un « vendeur », mais on pourrait aussi le caractériser comme un joueur, un gros joueur, qui sent ce qui va arriver et qui défend sans pitié ses intérêts.
Empathie
En face de lui, Rogers, l’homme du floor, la salle du marché, le seul qui conteste la stratégie de ventes massives. Rogers est l’unique personnage avec un semblant de vie privée – il est divorcé et assiste parallèlement à la crise de sa banque à la mort de son chien. Métonymies un peu appuyées de son échec et, c’est vrai, on frôle un peu le mélodrame… Mais Rogers est tout à fait caractéristique du propos de Margin Call. Car tout contestataire qu’il soit, c’est lui qui trouve l’argument pour mobiliser ses troupes en faveur de la vente des actifs toxiques– sous forme de bonus bien sûr ! Contrairement à d’autres, il suscite de l’empathie, mais idéologiquement il ne se trouve pas dans le camp adverse. Il ne s’oppose pas au système. Personne ne le fait d’ailleurs dans un film qui veut clairement éviter la caricature – ce qu’il réussit admirablement, à l’exception notable du personnage de Tuld, trop univoque pour convaincre.
La fascination du chiffre
Margin Call n’est pas pour autant complaisant avec le monde qu’il décrit, comme certains critiques français l’ont affirmé [2]. Il garde au contraire une grande distance par rapport à son sujet et à ses personnages. C’est la fascination du chiffre, bien montrée par le personnage du mathématicien-trader Sullivan, qui constitue le message et la force du film, dont le titre renvoie aussi au calcul marginal, base de toute activité financière. Décidément, Margin Call se veut autre chose que le documentaire Inside Job (2010), l’attaque en règle et très documentée de Charles Ferguson contre le système de Wall Street qui a provoqué la crise et qui continue à exister aujourd’hui.
Margin Call suggère d’ailleurs plus qu’il ne dit clairement. Nombre d’éléments du récit restent flous et la fin même reste relativement ouverte. La banque survivra-t-elle à la journée risquée de la vente massive ? Rien n’est moins sûr et le film semble ici même échapper à son auteur. N’est-ce pas le propre de tout bon scénario ?
Harry Bos
Crédit photo : Matthew Knock
[1] Dans un entretien avec le magazine Movieline, voir ici.
[2] Voir ici.
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