Actualités du génocide des Tutsis au Rwanda

10 avril 2014

10.04.2014Actualités du génocide des Tutsis au Rwanda

Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsis au Rwanda, Paris, Seuil, 2014, 384p, 23€

Outre les récentes déclarations du président Paul Kagame sur la responsabilité française dans le génocide rwandais, le verdict du procès historique de Pascal Simbikangwa, condamné à 25 ans de réclusion, a remis sur le devant de la scène le massacre des Tutsi en 1994[3]. La revue Cités vient de son côté de publier un numéro intitulé « Génocide des Tutsi du Rwanda : un négationnisme français ? »[4]. Enfin, la revue en ligne Rue89  invite le lundi 31 mars à participer à un débat sur le génocide[5]. Ces trois éléments entrent en résonnance et témoignent d’un intérêt renouvelé pour les conflits et les massacres qui scarifièrent le « Pays des mille collines ». Cette exigence contemporaine d’une connaissance approfondie des causes et du déroulement de ces évènements constitue la toile de fond du livre d’Hélène Dumas, Le génocide au village[6].

Une histoire inductive

Ouvrage issu de la thèse d’Hélène Dumas, Le génocide au village n’entend pas proposer une synthèse de l’histoire du Rwanda depuis son indépendance. Il ne s’agit pas non plus d’un livre retraçant les différents phases de la guerre débutée le1er octobre 1990 avec la pénétration, au nord du Rwanda, d’exilés tutsi venant de l’Ouganda[7]. Il n’est pas non plus question de retracer, dans son ensemble, le génocide ni d’en énumérer les phases et les atrocités. Le lecteur désireux d’approfondir sa connaissance de la question pourra, toutefois, se reporter à la bibliographie à la fin du livre, à la fois claire et accessible.

L’auteure explique que l’ « enjeu de cette enquête est de saisir, à l’échelle d’une commune, les dynamiques d’exécution des tueries qui pourraient revêtir quelque valeur d’exemplarité pour une histoire plus globale du génocide : il s’agit de présenter « une modulation locale de la grande histoire » »[8]. L’auteur entend donc étudier une commune, soit une unité administrative rwandaise de taille moyenne. Elle espère y trouver des éléments explicatifs permettant de saisir le fonctionnement des massacres mais aussi leur motivation. Notons au passage que la maîtrise du kinyarwanda[9] est un atout précieux dans cette entreprise.

Retrouver les discours et les gestes des temps troubles

La question principale à laquelle est confrontée l’auteure est la difficulté de faire resurgir les discours et les pratiques des Hutus et des Tutsis dans toute leur complexité. Pour résoudre ce problème Hélène Dumas se fonde, d’une part, sur les entretiens qu’elle a pu avoir avec les différents protagonistes de la commune de Shyorongi, et, d’autre part -c’est ce qui fait l’originalité de sa démarche-, sur les tribunaux gacaca.

A l’origine, il s’agissait de tribunaux communautaires villageois. Après le génocide, ils ont été établis, entre 2005 et 2012[10], pour juger 130 000 prisonniers en attente de jugement. La raison de l’intérêt que leur porte Hélène Dumas est qu’ « en rassemblant tous les acteurs du génocide dans l’unique espace-temps du procès, les gacaca offrent une arène pour la reconstitution des mécanismes d’exécution des massacres au sein des communautés de voisinages et permettent de lever le voile sur la mise en œuvre des tueries »[11].

L’ensemble des sources est dûment référencé à la fin de l’ouvrage permettant au lecteur consciencieux de retracer la genèse du propos de l’auteur. Incidemment, on pourra remarquer qu’il s’agit d’une mise en pratique brillamment réussie de l’histoire orale telle que l’ont promue Henry Rousso et l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Il n’en demeure pas moins que cela confère un indéniable aspect subjectif aux sources du chercheur, ce dont convient Hélène Dumas.

Un génocide de « proximité »

Parmi les apports cognitifs novateurs de l’ouvrage il en est un qui retient particulièrement l’attention. C’est l’insistance mise sur le rôle des liens de voisinage dans la perpétration des crimes et des attentats à la vie des Tutsis. Le quatrième chapitre « tuer ses voisins », en resserrant encore davantage la focale d’observation de l’ouvrage, permet d’apprécier toute la portée de cette idée. Contrairement à d’autres auteurs qui ont insisté sur les dimensions socio-économiques du génocide, Hélène Dumas montre que ce qui constitue sa terrifiante spécificité, c’est son caractère de proximité.

Ce sont, en effet, des Hutus voisins ou parfois même parents des Tutsis –l’auteure montre bien l’existence de mariage et de familles mixtes –  qui sont à l’origine des massacres. C’est d’ailleurs cette proximité qui permît la morbide efficacité des génocidaires. Les Hutus connaissaient la topographie du terrain – il est alors impossible de se cacher –, ils connaissaient les Tutsi, les familles mixtes, etc.

Ce rapport à la proximité constitue le trait le plus saisissant de l’ouvrage d’Hélène Dumas.

Toutefois, d’autres apports très sérieux sont à signaler, comme par exemple l’explication des processus d’animalisation et de déshumanisation des Tutsis auxquels se sont livrés les Hutus. L’intérêt d’une étude précise permet aussi de mettre en évidence le rôle des acteurs. Loin d’un génocide contraint, c’est la part d’autonomie des acteurs qui est mise en avant de manière très convaincante, leur capacité à se positionner par rapport au pouvoir. On notera que la conclusion apparaît davantage comme un programme de recherches futures que comme un récapitulatif[12]. Elle invite à prêter une attention soutenue aux études de cas, à travers des monographies sectorielles et incite à porter l’accent des recherches sur l’étude des violences en elles-même et sur leur symbolique.

La mémoire du génocide

Comme le fait remarquer Stéphane Audouin-Rouzeau dans sa préface : la « recherche [du groupe auquel appartient Hélène Dumas], tellement exigeante sur un tel sujet, n’est guère séparable d’une prise de position civique et politique »[13]. L’auteure est à la pointe de la dénonciation de la thèse « négationniste » du « double génocide »[14], c’est-à-dire qu’à un génocide des Tutsi aurait succédé un génocide des Hutus.

Hélène Dumas s’insurge contre ces propos tout comme elle incrimine ceux qui visent à minimiser l’ampleur des massacres ou à chercher des explications fondées sur la réaction de l’Armée Patriotique Rwandaise à une agression des Tutsis. Ce livre revêt donc une dimension éminemment politique qui interroge le lecteur sur la place qu’il accorde au génocide des Tutsis dans sa mémoire. Cet apport réflexif ne constitue pas le moindre de ses intérêts.

Jean Sénié

Crédit photo: Flickr: david_shankbone


[1] « Paul Kagamé, le guérillero devenu maître des Mille Colline », Le Monde, 07/04/2014

[2] Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014.

[3] Le Monde, 14/03/2014. Ce procès est aussi important car il a lieu en France, pays dont le rôle a été très vivement critiqué pour son action au moment des massacres. Voir aussi Le Monde, 15/03/2014, « Rwanda : première condamnation pour génocide en France »

[4]  Cités, « Génocide des Tutsi du Rwanda : un négationnisme français ? », n° 57, Paris, PUF, 2014

[5] http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/26/a-paris-debat-rwanda-lundi-prochain-251004

[6] Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014.

[7] Le FPR ou le Front Patriotique rwandais

[8] Ibid., p.15. On remarquera que l’auteur se revendique dans ce passage, et à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage, de l’ « histoire au ras-du-sol » de Jacques Revel.

[9] Aussi appelé rwanda, le kinyarwanda est la langue officielle du Rwanda.

[10] 750 tribunaux gacaca existaient depuis 2001)

[11] Ibid., p. 26. L’auteur travaille sur ces questions dans d’autres articles, Hélène Dumas, « Gacaca Courts in Rwanda : a Local Justice for a Local Genocide History ? », in Delage and Goodrich (eds.), History, Films and International Tribunals, New York/London, Routledge, 2012, p.57-73. ; Id, « Lecture historienne des politiques de justice au Rwanda », Revue de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), Kigali, mars 2011, p.307-317. ; Id., « Histoire, justice et réconciliation : les juridictions gacaca au Rwanda », Mouvements, n°53, 2008/1, p.110-117.

[12] Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014, p. 302-306.

[13] Ibid., p. IV.

[14] Hélène Dumas, Jean-Pierre Chrétien et Stéphane Audoin-Rouzeau, « Le génocide des Tutsi rwandais, 1994 : revenir à l’histoire », dans Le Débat, n°167, Paris, Gallimard, novembre-décembre 2011, p. 61-71. ; Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation : la « réécriture » de l’histoire du génocide des Tutsi », dans Esprit, n°364, mai 2010, p. 85-102. ; Id., « L’histoire des vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi », dans Revue d’histoire de la Shoah, n°190, janvier-mai 2009, p. 299-347.

 

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.