Archéologie de la raison d’Etat

12 juin 2013

Crédit-photo-Flickr-EfemeDosArchéologie de la raison d’Etat

Laurie Catteeuw, Censures et raisons d’Etat. Une histoire de la modernité politique (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2013, 400pp., 25€

Issu de sa thèse réalisée sous la direction de Christian Lazzeri, l’ouvrage de  Laurie Catteeuw reprend à nouveaux frais la question de la raison d’Etat. A l’heure où la lutte contre le terrorisme conduit certains pays à enfreindre les normes auxquelles ils sont soumis,  son travail, au-delà d’une recherche historique érudite, revêt une dimension très contemporaine. L’Etat a-t-il sa raison que la morale commune ne connaît pas ?

La raison d’Etat, un concept polymorphe

Aujourd’hui, la raison d’Etat est entendue comme une violation d’un principe de droit en fonction de motifs propres au politique.  Ainsi, la lutte des Etats-Unis contre le terrorisme international les a conduits à créer les geôles de Guantanamo au nom de la sécurité du pays. L’existence de ce lieu de non-droit,  ou plutôt hors du droit apparaissait alors comme justifiée par des principes supérieurs – qui en l’occurrence justifient l’injustifiable.

En dressant une généalogie du concept de raison d’Etat tel qu’il apparaît au XVIe siècle et des différentes significations qu’il a pu revêtir par la suite,  Laurie Catteeuw  éclaire l’actualité, parfois dramatique, de cette notion forgée par la modernité. Afin d’en ressaisir toute la complexité, l’auteur l’aborde au travers des rapports qu’elle entretient avec la censure ou plutôt les censures.

La référence Machiavel

Dès les premières pages, l’auteur rend compte de l’importance du Prince de Machiavel. Il ne s’agit pas d’une découverte : l’ouvrage du philosophe florentin est une œuvre séminale de la modernité politique. Laurie Catteeuw rappelle qu’il est l’initiateur de la notion de raison d’Etat.

Pour Machiavel, la nécessité et la nature du pouvoir lui impose de s’émanciper des impératifs de la religion ou de l’éthique. Il appartient toute entière au champ de l’action. Il s’agit ainsi pour le pouvoir souverain de coller au réel et non plus de le plier aux normes supérieures du devoir-être.

Du creux de cette béance entre politique et morale, émergera l’idée de principes d’actions propres à l’Etat, d’une « raison » d’Etat. Les développements ultérieurs de la notion trouveront ainsi dans l’œuvre de Machiavel leur référence fondamentale, à l’image du  traité de Giovanni Botero, Della raggione dello Stato (De la raison d’Etat).

Bonne et mauvaise raison d’Etat

Une fois établi le rôle central du Prince à l’orée de la modernité, l’auteur distingue les diverses formes que prendra la raison d’Etat au cours de l’histoire des idées politiques.

Au lendemain de la Renaissance, l’Eglise, naturellement, n’avait pas dit son dernier mot. Une partition se créée entre une « bonne raison d’Etat » et « mauvaise raison d’Etat », soit une raison d’Etat qui resterait dans le giron de la foi catholique et celle qui s’en éloignerait. Cette distinction déterminera la teneur des débats à la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe siècle sur la nature de la raison d’Etat et sur l’étendue de ses prérogatives.

Ainsi, trois formes de raisons d’Etat seront distinguées  :

–          la raison d’Enfer, soit une raison d’Etat foncièrement mauvaise, par laquelle le pouvoir se met en faute ;

–          la raison prudentielle, qui justifie l’écart  avec les normes supérieures pour des raisons pragmatiques ;

–          la raison des « Lumières », c’est-à-dire une bonne raison d’Etat, éclairée par des fondements moraux.

Les visages de la censure

L’ouvrage montre que la notion de raison d’Etat n’est pas en fait un amoralisme mais plutôt une souveraineté morale, qui permet au pouvoir d’agir au nom de principes qui lui sont propres.  En quelque sorte, en édictant sa raison, l’Etat forge sa propre norme morale.

L’histoire de la censure en est illustration. L’ouvrage présente ainsi les différents sens qu’a revêtu ce vocable polymorphe. Héritée de la Rome antique, la Census est une norme institutionnelle, à proprement parler un « dénombrement », permettant de définir des groupes de populations en fonction de leur revenu mais aussi de certains traits « moraux ». La Censura est la critique et la répression de certains comportements et de certaines pratiques. Enfin, la censure, terme que nous utilisons aujourd’hui, consiste en la prohibition de certains textes ou tout du moins leur expurgation.

Dans les différents sens qu’elle a revêtus,  la censure éclaire ainsi le caractère de la raison d’Etat. Il s’agit avant tout d’une éthique propre au pouvoir visant à assurer sa permanence. L’action de censure consiste à promouvoir ce discours.

La Censure de l’Eglise à l’Etat

Dès lors, au-delà des nécessités contingentes qu’impose le pouvoir, l’Etat exerce de fait un contrôle moral, qui apparaît avec clarté dans la lutte qu’il conduit contre l’Eglise pour s’approprier la censure.

En effet, la censure est à l’origine celle de Rome, défendue par la Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle, créée en 1542, et par la Congrégation de l’Index en 1571, qui vise à promouvoir une « raison d’Eglise » à l’encontre de la « raison d’Etat ».

Or, cette pratique sera par la suite annexée par le pouvoir laïc qui en fera un moyen d’assurer sa prééminence morale.

Inefficacité de la censure

L’ouvrage met à jour les procédés complexes utilisés par le pouvoir pour imposer la raison d’Etat. Se rendant compte qu’une censure uniquement prohibitive avait pour effet de répandre les idées indésirables, l’Etat promouvra parallèlement l’écriture d’ouvrages concurrents au service de la raison d’Etat.

Disputes autour de la raison d’Etat

Apparait alors le risque de multiplier les voix habilités à se réclamer de la raison d’Etat. L’ouvrage montre ainsi très bien que, durant la fronde, des libellistes opposés à Mazarin se sont appropriés ce motif pour s’attaquer à l’autorité du cardinal. Le risque existe dès lors d’une multiplication des lieux d’énonciation de la raison d’Etat qui n’est plus uniquement dite par le pouvoir.

Ainsi, à travers l’histoire de la censure, Laurie Catteeuw dégage la logique constitutive de la raison d’Etat.  Il s’agit pour le pouvoir de s’approprier les formes de rationalité les mieux à même de servir ses propres fins. On retrouvera aussi cette pratique avec l’écriture de l’histoire, tout d’une moins d’une histoire officielle.

Un ouvrage d’actualité

Cet ouvrage important, qui s’inscrit dans la lignée du renouveau des études portant sur la raison d’Etat, permet de mieux comprendre le sens de cette notion. L’auteur insiste de manière convaincante sur l’aspect erroné d’une vision monolithique de la raison d’Etat et cherche à lui rendre sa diversité et par là même sa complexité. L’ouvrage nous montre qu’au-delà des nécessités de l’exercice du pouvoir ou de cohésion de la société, la notion de raison d’Etat dissimule souvent un projet d’hégémonie morale. Dans nos démocraties libérales, la question prend une résonance particulière à l’heure de la lutte contre le terrorisme international et des interrogations qu’il pose aux Etats-nations.

Jean Sénié

Crédit photo: Flickr, EfemeDos

 

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