Au fait, c’est quoi la « justice sociale » ? (1)

Fondapol | 25 avril 2011

25.04.2011« Comme dans les siècles d’égalité, nul n’est obligé de prêter sa force à son semblable, et nul n’a le droit d’attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible…il tourne naturellement ses regards vers cet être immense [l’Etat] qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse humaine ». Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (Deuxième partie, chap. III, collection « Bouquins », p.631)

« Rendre justice aux Français ! »

Martine Aubry le répète à l’envi : il s’agit, avec le projet socialiste pour 2012, rien moins que de « rendre justice aux Français[1] » !

Ce ne sont certes pas les libéraux qui contesteront un tel mot d’ordre. Contrairement à la caricature habituelle de leur position principielle, censée être fondée sur l’ « intérêt égoïste »,  l’exigence de  justice, de Locke à Rawls, en passant par Tocqueville et John Stuart Mill, est au cœur de leur démarche.

D’ailleurs, ce souci de justice n’est-il pas le dénominateur commun de toute philosophie politique depuis la République de Platon ? Pour la bonne raison que la question première de toute société est la régulation équitable des relations interindividuelles: « attribuer à chacun ce qui lui revient », dit la maxime antique. C’est pourquoi, comme le remarquait Hayek, l’expression de « justice sociale », avant même d’être, selon lui, un « mirage », est d’abord une redondance…

Mais c’est évidemment sur le contenu de cette « justice » que les positions divergent, y compris entre libéraux, dont les oppositions les plus vives ont porté précisément sur cet enjeu. Nous y reviendrons.

L’équation socialiste

Quant au projet socialiste pour 2012, il a tôt fait de révéler les a priori théoriques de sa propre conception de la justice.

En effet, parmi les trois grands chapitres du texte, le deuxième s’intitule: « Retrouver la justice pour bâtir l’égalité réelle ». Les 8 propositions avancées pour ce faire se décomposent en deux sous-ensembles : « Réforme fiscale : davantage de justice, davantage d’efficacité » et « Services publics : priorité à l’éducation, à la santé et à la sécurité ». Autrement dit, dans ce chapitre sur la justice, tout aboutit en fin de compte à l’Etat, dans la double perspective de ses recettes (en hausse) et de ses dépenses (en hausse également).

L’équation est donc claire : justice = égalité réelle = réforme fiscale + services publics = plus d’Etat.

On ne pouvait mieux illustrer la célèbre analyse de Tocqueville dans la Démocratie en Amérique, dont nous avons extrait plus haut quelques lignes sur la « passion égalitaire » : cette appétence pour l’égalité des conditions (« égalité réelle ! ») qui est au cœur de la démocratie et conduit chacun à s’en remettre toujours davantage à l’intervention de l’Etat… Au risque d’aboutir à ce que Tocqueville appelle, dans un bel oxymore, un « despotisme doux ».

Il est donc opportun de rappeler ici les différents éléments de cette mise en garde, qui, si elle n’épuise nullement la pensée libérale sur la justice, constitue pour tous les courants qui en sont issus, y compris les plus « sociaux », une source d’inspiration et un précieux garde-fou contre la « tentation égalitaire », entendue comme aspiration à l’égalité absolue entre les hommes.

De quoi la justice sociale est-elle le nom ?

Que se cache-t-il d’abord derrière ce beau mot d’ « égalité » ? Ou encore, comme on dit de nos jours, de quoi la « justice sociale » est-elle le nom ? Ne nous y trompons pas : dans une société où le bien-être matériel est devenue la valeur cardinale, le ressentiment qui anime tant de citoyens contre les « riches » procède le plus souvent non pas d’une considération morale supérieure (idéal politique, valeurs humanistes, convictions religieuses…) mais d’un sentiment exacerbé : l’envie . Traders surpayés, parachutes dorés, anciens et nouveaux riches, excitent avant tout en nous le désir d’en « avoir autant ». Avant que de brandir le mot sublime de « justice », si puissant dans son invocation et si variable dans sa signification, ne devrions-nous pas d’abord procéder à un petit examen de conscience quant à nos motivations profondes ?

D’autant que ce désir n’a rien de rationnel : il ne dépend nullement de l’état réel des inégalités. Bien au contraire : dans l’un de ces paradoxes qui constituent la dynamique même de sa pensée, Tocqueville démontre que la passion égalitaire est d’autant plus vive que les écarts sociaux sont plus réduits : « la haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges deviennent plus rares et moins grands »[2].

Mais, objectera-ton, le sentiment d’injustice, très vif actuellement dans la société française, ne repose-t-il pas bel et bien sur la croissance objective des inégalités depuis une trentaine d’années, invalidant ainsi la loi de Tocqueville ?

Non pas, car d’une part le taux de pauvreté a, quant à lui, diminué sur la même période[3]: fait presque toujours omis dans le débat public, notamment dans le projet socialiste, où l’on confond essor – avéré – des inégalités et augmentation – infirmée – de la pauvreté. D’autre part, si elle est discutable sur le plan économique, la loi de Tocqueville sort renforcée, sur le plan psychologique, de cette nouvelle croissance des inégalités : c’est bien parce que ces dernières avaient fortement décru antérieurement et sur la longue durée, habituant les citoyens à un état d’égalité relative, que leur réapparition actuelle est plus insupportable.

Egalitarisme contre solidarité

L’enseignement décisif de Tocqueville est pourtant ailleurs : il repose sur l’idée que l’individualisme de nos sociétés provient, non pas, comme le dit la doxa, d’un excès de liberté mais de l’égalité elle-même. Me considérant l’égal de mon voisin en tout, j’en conçois l’idée de mon indépendance absolue à son égard et, partant, l’absence de tout devoir d’entraide mutuelle. L’individualisme, cette tendance universelle « à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis… est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent »[4]. Entraînant la disparition des solidarités traditionnelles, il oriente la demande sociale tout entière vers l’Etat, seul dispensateur désormais d’aide et de secours.

Le projet socialiste illustre admirablement ce transfert complet du risque privé vers l’assistance publique, dessinant un modèle de socialisation généralisée de la vie personnelle, de la scolarisation à deux ans à l’assistance au grand âge  financée par la solidarité nationale[5].

Et là est la contradiction principale de tout projet qui se veut à la fois solidariste et égalitariste, car combinant deux impératifs incompatibles, puisque la passion égalitaire éteint précisément la solidarité entre individus, dont elle transfère la charge aux seuls « services publics ».

Est-il besoin de multiplier les illustrations contemporaines de ce dernier paradoxe de Tocqueville, depuis les SDF remis aux soins exclusifs du SAMU social, à nos handicapés, à nos aînés en souffrance, à toutes les victimes de la vie dont nous nous détournons en criant en chœur : « mais que fait donc l’Etat ? »[6].

Il faut donc bel et bien garder à l’esprit l’avertissement de Tocqueville, même si ce dernier s’inscrit dans le courant conservateur du libéralisme, avant de définir un modèle de justice et un type d’égalité proprement libéraux, comme le feront un John Stuart Mill ou un John Rawls, sur lesquels « Trop libre » reviendra prochainement.

Car tout ce qui précède ne signifie nullement que nous devrions accepter le niveau et la structure actuels des inégalités ! Mais nous devons faire la part des véritables exigences de la cohésion sociale et celle de nos propres frustrations et revendications.

[expand title = « Notes »]


[1] http://www.parti-socialiste.fr/projet

[2] DA, p.632

[3] Voir les statistiques de l’Observatoire des inégalités: http://www.inegalites.fr/spip.php?article270

[4] DA, p.496

[5] Respectivement propositions 21 et 23 du projet socialiste.

[6] De même, de nombreuses analyses sociologiques ont montré l’effet déstructurant de la discrimination positive sur les communautés que l’on voulait précisément promouvoir (cf William Julius Wilson, Les oubliés de l’Amérique, Desclée de Brouwer, 1994, et Simon Wuhl, Discrimination positive et justice sociale, PUF, 2007).

[/expand]

Crédit photo, Flickr: jmayrault

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.