Bad trip au bout de la nuit
13 décembre 2011
Johnny Depp veut, à travers ce film, rendre hommage à son ami Hunter Thomson, qui s’est suicidé en 2005. Le roman qu’il adapte n’avait jamais été publié avant qu’il ne le découvre en 1997 au domicile de ce dernier. Le film est donc un projet très personnel de Johnny Depp, qui l’a produit, y incarne le rôle principal et a choisi comme réalisateur l’obscur et sans relief Bruce Robinson.
Misère du cinéma hollywoodien
Le héros, Paul Kemp, dans ses états successifs, balance entre l’insipide et le stéréotype. Possible Rastignac au début, Octave Parangot [1] américanisé ensuite, classique (et fade) héros hollywoodien après, et enfin pur produit marketing du mainstream américain, le personnage joué par Johnny Depp, par son manque de substance et malgré son talent d’interprétation, disparaît peu à peu dans le néant artistique vers lequel nous conduit à grande vitesse Rhum Express.
Si la comparaison avec le génial Las Vegas Parano de Terry Gilliam s’impose, elle ne tourne guère en faveur de Rhum express. Autant le premier est atypique et acide, autant le second est banal et sans saveur.
Adapté du roman de Hunter S. Thomson, le film a lieu sur l’île paradisiaque (appartenant aux États-Unis) de Porto Rico. Alcoolique notoire, Paul Kemp y débarque en pleine révolte sociale, journaliste et romancier raté, il collabore avec le San Juan Daily News. Par l’entremise de son nouveau patron, Edward Lotterman, il se mêle à la « bonne société » portoricaine. Fréquentant les soirées mondaines, il rencontre quelques membres éminents du gotha insulaire, notamment un businessman ambitieux, Sanderson, et un homme politique influent, Zimburger. Alors que l’on s’attend à suivre l’ascension d’un journaliste inconnu dans ce milieu affairiste d’expatriés, le roman d’apprentissage tourne rapidement à la fable moralisatrice (tendance mormone), semblable à toutes celles qu’Hollywood produit chaque année.
L’éternel retour de la morale concrète
D’un coup, en effet, la trame s’éclaire : Paul, s’il désire réussir, doit échapper à ces deux horribles vices que sont l’alcool et l’argent. Côté alcool, il a vite remarqué que le rhum coule à flots dans cette ville, et il fait la rencontre de Moburg, un journaliste devenu une épave alcoolique. Côté argent, il doit parvenir à ne pas succomber à la tentation de collaborer avec cet odieux capitaliste raciste de Sanderson et son complice de politicien corrompu Zimburger, qui sont les protagonistes d’une opération de rachat d’une île démilitarisée afin d’y implanter une station balnéaire hors norme. Paul Kemp, en bon héros postmoderne, se vautre dans l’un et l’autre. Mais son accointance avec la boisson prend progressivement le pas sur sa participation à l’infâme projet. Devenu velléitaire et incompétent, il abandonne assez vite sa collaboration avec Sanderson. Et la troisième partie de se consacrer à l’énumération grossière des recettes éculées du cinéma grand public : chasse à l’homme avec suspens ; scène comique voire clownesque où Paul et son comparse Bob, l’un assis sur l’autre, conduisent une voiture en piteux état (on croit voir un mix entre Funès et Un amour de coccinelle [2]) ; mais aussi l’incontournable histoire d’amour à première vue impossible (avec la magnifique Chenault, fiancée de Sanderson) qui adviendra presque miraculeusement.
Une fuite en avant vers le néant
Parallèlement à ces séquences assez ternes, on suit pas à pas la lente descente aux enfers de Paul Kemp, aidé dans cette tâche par ses deux colocataires Bob et Moburg. Cette fuite en avant prend des accents vaguement mystiques lors d’une cérémonie d’ensorcellement et leur permet de découvrir le LSD, nouvelle drogue de l’époque. À ce sujet, on peut souligner le manque d’imagination de Robinson : la restitution des hallucinations de Paul (allongement de la langue de Bob) est à mille lieux de celle proposée par Terri Gilliam, qui recrée tout un environnement angoissant et oppressif pour exprimer les sensations ressenties par Raoul Duke [3], chargé au maximum, lorsqu’il entre dans un hôtel de Las Vegas.
La fuite en avant devient fuite tout court au moment de l’épilogue, lorsque Paul se décide à quitter Porto Rico, en volant le bateau de Sanderson, avec 6000 dollars en poche gagnés dans un combat de coqs. Sans idée directrice le film ne peut se terminer que sans dénouement.
Seul Johnny Depp sauve les meubles, tant les autres personnages sont stéréotypés. Ce sont de simples goal-orienred characters sans aucune épaisseur, c’est-à-dire que leurs actions se bornent à faire avancer la narration, centrée sur Paul Kemp. Bob est le bon compagnon un peu lourdaud, qui provoque les péripéties auxquelles Paul doit faire face avec lui. Chenault incarne la perfection féminine, belle et empathique, un rien perverse mais sans aucune aspérité. Son mari, Sanderson, est l’archétype de l’ennemi hollywoodien tendance Left Champain : il est superficiel et raciste (on le voit rudoyer des indigènes qui s’approchent trop près de sa propriété) ; guidé par l’appât du gain, il est capable de toutes les forfaitures, comme détruire une île vierge à coups de béton armé et d’hôtels pour touristes de masse.
Au fond, Rhum Express ne parvient pas à dépasser le stade du film commercial hollywoodien faussement subversif. Seule la fin échappe aux lois du genre, puisqu’elle évoque vaguement celle des 400 coups de François Truffaut (fuite vers la liberté) mais sa construction scénographique rappelle plutôt celle, sirupeuse, du Seigneur des anneaux. Même lumière de coucher de soleil évoquant le crépuscule d’une histoire, des paroles solennelles censées susciter l’émotion béate du public et l’ultime enlacement sur fond de musique grandiloquente et triste.
Du journalisme gonzo
Cependant le film a le mérite de parler d’un type de journalisme assez oublié aujourd’hui, le journalisme gonzo. Cette méthode d’investigation journalistique, popularisée par Hunter S. Thomson, est fondée sur l’ultra-subjectivité du point de vue de l’auteur sur un événement ou sur des comportements sociaux, qui tente de restituer leur réalité par le seul prisme de son expérience propre, combinée avec un engagement politique fort. En vérité, s’ils ont la particularité de décrire de l’intérieur les phénomènes de la contre-culture, les écrits gonzo relatent surtout des expériences anecdotiques de beuverie ou de prise de drogue. Aujourd’hui c’est le programme Tracks, consacré à la musique underground et diffusé par Arte, qui se rapproche sans doute le plus de ce genre journalistique.
André Bazin disait que les cinéastes devaient introduire un élément moral dans leurs œuvres afin qu’elles soient envisagées comme des objets de réflexion philosophique. En confondant élément moral et discours moralisateur, Rhum Express bascule dans l’insignifiance.
Rémi Hugues
[1] Le personnage principal du roman 99 Francs de Frédéric Beigbeder.
[2] Le premier opus de la saga Coccinelle de Walt Disney.
[3] Le personnage principal de Las Vegas Parano (Fear and Loathing in Las Vegas), sorti en 1998, journaliste gonzo interprété là-aussi par Johnny Depp.
Crédit photo, Flickr: lulu301
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