Bercy, ou la tyrannie technocratique?
Fondapol | 13 juillet 2011
Thomas Bronnec, Laurent Fargues, Bercy au cœur du pouvoir. Enquête sur le ministère des Finances, Paris, Denoël, 2011
Le dernier remaniement l’a montré : Bercy constitue un objet de convoitise presque sans équivalent parmi les portefeuilles ministériels. S’il est l’un des plus prestigieux, il est surtout le plus puissant et certainement l’un des plus emblématiques de la République.
S’appuyant sur une centaine d’entretiens, Thomas Bronnec et Laurent Fargues dressent un tableau assez complet de cette forteresse technocratique, aussi discrète qu’efficace. Loin d’en faire un procès à charge[1], ils ont simplement cherché à en cerner la véritable influence.
Un Bercy ou des Bercy(s) ?
Là, point de lambris dorés ni de tapisseries des Gobelins ! C’est dans l’atmosphère glaciale du bâtiment ultra-fonctionnel conçu dans les années 80 par l’architecte Paul Chemtov que s’exerce la tutelle – et la rivalité – du ministre de l’Economie et de celui du Budget, installés respectivement aux sixième et cinquième étages de l’hôtel des ministres de Bercy, le saint des saints.
La rivalité politique qui opposait il y a encore quelques jours Christine Lagarde à François Baroin recoupe d’ailleurs la concurrence qu’entretiennent les deux principales directions générales de Bercy : le Trésor et le Budget. Les hauts fonctionnaires de la direction du Trésor – les « putes bourgeoises », pour reprendre le vocable d’Hervé Gaymard, éphémère ministre de l’Economie et des Finances en 2004-2005 – regardent en chiens de faïence ceux du Budget – les « moines soldats », garants de l’orthodoxie des comptes publics.
Toutefois, ces deux entités ont en commun d’être des directions dites « d’état-major », au même titre que l’Inspection des finances, véritable « aristocratie à l’intérieur de l’aristocratie ». A l’opposé, on trouve les directions « à réseaux », dont les services se répartissent sur tout le territoire : il s’agit de la toute nouvelle Direction générale des finances publiques (issue de la fusion des Impôts et de la Comptabilité publique), des Douanes ou encore de l’Insee.
Toutes pratiquent à leur manière un certain « patriotisme de direction ». A tel point qu’on peut se demander s’il n’existe pas à Bercy autant de cultures que de directions.
Mais selon Thomas Bronnec et Laurent Fargues, un dénominateur commun rassemblerait les 6 000 agents qui franchissent chaque jour le portillon du ministère : ils partageraient une austérité glaciale et glaçante, qui s’appliquerait jusqu’au code vestimentaire – le fameux costume « gris souris » sans lequel aucun chef de bureau ayant quelque ambition ne parviendrait à gravir les échelons…
Des ministres « hypnotisés » ?
La thèse défendue par les auteurs de l’ouvrage n’est guère originale : l’administration de Bercy serait ultra-puissante face à un ministre fantoche, manipulé ou au minimum neutralisé par ses propres troupes.
A moins d’être un poids lourd politique (tels Dominique Strauss-Kahn puis Laurent Fabius entre 1997 et 2002, ou Nicolas Sarkozy en 2004), les ministres en postes à Bercy seraient donc condamnés à la paralysie. Même Christine Lagarde, « malgré sa longévité à Bercy, [n’était] pas du tout présente sur le fond des dossiers », a assuré un « Trésorien » aux auteurs. Au fond et en pratique, c’est bien le directeur de cabinet qui serait le vrai « patron » de Bercy, quel que soit le ministre en titre…
De quel pouvoir les fonctionnaires disposent-ils ?
Mais cette thèse du ministre hypnotisé, voire phagocyté par son administration mérite d’être nuancée.
Contrairement à ce qu’ils aiment parfois à penser, les fonctionnaires de Bercy ne font pas en effet la politique de la France ; ils l’appliquent seulement.
Certes, les fonctionnaires de Bercy peuvent avoir le sentiment que le temps joue pour eux, quand les ministres ne font que passer. Mais quoi qu’ils aient pensé de la coûteuse loi en faveur de l’emploi, du travail et du pouvoir d’achat (TEPA), ils ont dû la mettre en œuvre. Ils se sont aussi – fonctionnaires du Budget en tête – alarmés de la dérive des finances publiques et de la dette depuis 1981 : or, leur inquiétude a été de peu de poids quand il s’est agi de la mettre en balance avec des logiques plus directement politiques !
Les fonctionnaires de Bercy sont donc souvent victimes d’un travers très français : celui qui consiste à s’exagérer sa propre importance dans le processus de prise de décision au sommet de l’Etat. Le Président de la République dit : « j’ai fait cela », le ministre s’attribue mezza voce la paternité de la mesure et le directeur du Trésor aime à se penser en démiurge qui ne quitte pas la coulisse. Nul n’est complètement dans le faux…
Un outil indispensable pour le pouvoir politique
Qu’en est-il alors du pouvoir de l’administration depuis le début de l’ère Sarkozy, alors que l’Elysée semble plus que jamais omnipotent sur les dossiers économiques et budgétaires ?
Le livre de Thomas Bronnec et Laurent Fargues souligne à cet égard que, paradoxalement, si l’actuel chef de l’Etat se méfie de Bercy, il ne peut complètement s’en affranchir. Le ministère des Finances demeure en effet une pièce essentielle dans l’élaboration des textes, puisque lui seul en maîtrise la technicité financière et budgétaire.
Nicolas Sarkozy, qui a compris qu’il ne pourrait agir efficacement sans obtenir la confiance des caciques de Bercy, a d’ailleurs su piocher parmi eux pour constituer sa propre équipe. Ainsi en est-il de l’actuel secrétaire général de l’Elysée, Xavier Musca, qui dirigea le Trésor de 2004 à 2011, ou encore de l’ex-conseiller économique du Président, Emmanuel Moulin, également un ancien du Trésor.
Les fonctionnaires de Bercy dans les cabinets ministériels : de précieux intermédiaires
Les fonctionnaires du Budget ou du Trésor passés dans les cabinets ministériels ou présidentiels sont d’indispensables go-betweens entre le pouvoir politique et les technocrates de Bercy : ils permettent d’atténuer la rudesse de la bataille qui les oppose régulièrement.
En dépit de leur réputation d’extrême loyauté vis-à-vis du pouvoir, Bercy n’hésite pas en effet à défendre farouchement certaines positions, en certaines occasions. Ce fut le cas en 1998 par exemple, lorsque la direction du Trésor combattit les 35 heures et finit par obtenir en contrepartie des allègements de cotisations sociales. Ou encore lorsque, s’opposant à une loi votée par le Parlement, l’administration de Bercy croit pouvoir la vider de sa substance en rédigeant un décret d’application ou une instruction fiscale la dénaturant.
Fascinés par leur objet d’étude, Thomas Bronnec et Laurent Fargues croient pouvoir affirmer que Bercy n’est pas soumis à l’exécutif ; et que bien souvent même, il le devance. En particulier lors de la crise financière de 2008, à laquelle les deux auteurs consacrent un chapitre entier, rappelant que « dans des situations comme celle-là, le pouvoir politique s’en remet complètement à la direction du Trésor ».
Discrètement et en silence : voilà donc comment les « technos » de Bercy exerceraient leur influence.
Administration-reine et reine des administrations?
A bien des égards, Bercy apparaît donc comme une administration à part, autonome, allant jusqu’à ériger ses propres règles de fonctionnement. Elle incarne l’administration par excellence et, en même temps, domine peut-être toutes les autres.
Ainsi en va-t-il, par exemple, du niveau extrêmement favorable des rémunérations, qu’il s’agisse des membres des cabinets ministériels ou de l’administration : en raison de primes spécifiques, un fonctionnaire de Bercy gagne souvent un tiers de plus que dans les autres ministères. Quand on sait cela, et qu’on met en regard la pression exercée par la direction du Budget pour geler les rémunérations des agents d’autres ministères, on comprend bien des tensions au sein de l’appareil d’Etat…
Quant au service de l’Etat, que l’on aurait « chevillé au corps » à Bercy, il autorise tout de même quelques concessions, surtout pour les hauts fonctionnaires du Trésor ou de l’Inspection des Finances, pour qui « Bercy est devenu un marchepied pour s’assurer une carrière dans le privé ». L’excellent réseau dont ils bénéficient leur permet souvent d’intégrer rapidement un cabinet de conseil ou une banque d’affaires… avant de parfois revenir dans des entourages ministériels. Sébastien Proto en est un brillant exemple : ce jeune inspecteur des Finances est devenu à 29 ans directeur adjoint du cabinet du ministre du Budget, Eric Woerth, avant de rejoindre la banque Rothschild quatre ans plus tard… et de revenir à Bercy, auprès de Valérie Pécresse, ces jours-ci.
Les vecteurs d’une « pensée unique » ?
Or la faible diversité dans le recrutement de ces élites, issues pour la plupart des mêmes grandes écoles – l’ENA, l’X ou l’ENSAE –, ne favorise pas la diversité de la pensée.
En soi, le manque d’imagination des fonctionnaires de Bercy ne pose pas problème, puisqu’ils sont supposés être d’abord des exécutants. Mais en pratique, ils sont évidemment conduits à formuler des recommandations et à faire un peu plus de politique que ce qu’une stricte séparation entre fonction publique et fonction élective pourrait laisser croire.
Le pouvoir détenu par le « tout petit monde » des fonctionnaires de Bercy pose en outre les mêmes risques que toute concentration de ce type : risque de sclérose intellectuelle, de corruption, de conflit d’intérêts… D’autant que la sécurité absolue de l’emploi ajoute, en France, une donnée supplémentaire à cette équation qu’on retrouve dans les élites administratives d’autres pays.
Entre administration et politique, des frontières mouvantes
En résumé, le pouvoir ne peut fonctionner sans Bercy, mais Bercy n’a d’autre légitimité que technique et ne peut donc exercer trop de pouvoir.
Entre l’administration et le pouvoir politique, les frontières sont aussi mouvantes que décisives pour la vie démocratique. Des livres comme celui de Thomas Bronnec et Laurent Fargues ont pour mérite d’appeler l’attention des citoyens sur ces frontières-là et de nous guérir un peu d’un autre paradoxe français : celui qui fait se superposer, dans un même pays, une mythologie de l’Etat-neutre et de l’administration « bonne par nature » et un culte déraisonnable du volontarisme en politique…
Crédit photo : Flickr, Nicolas Nedialko Nojarof
[1] En 2004, la journaliste Ghislaine Ottenheimer signait une enquête sans concession sur l’Inspection des Finances : Les Intouchables, Grandeur et décadence d’une caste (Albin Michel).
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