Capitalisme : quelles origines ?

Fondapol | 25 mai 2012

1470975362_3e2bbbc58b_bLa naissance du capitalisme au Moyen Âge. Changeurs, usuriers et grands financiers, Paris, Perrin, 2012.

Pour apprécier le livre de Jacques Heers, il faut peut-être le replacer dans le contexte de la production historiographique sur l’argent et l’économie au Moyen Âge. Dans son introduction, l’historien critique une partie des spécialistes de l’économie « médiévale », au motif qu’ils resteraient paralysés par des tabous : fidèles aux schémas marxistes, certains chercheurs ne pourraient admettre que le capitalisme ait, sous quelque forme que ce soit, existé avant l’époque « moderne ». L’important, pour eux, ne serait pas d’étudier les archives mais de disserter sur les mentalités et les comportements intellectuels [1] ».

Jacques Heers s’en prend ici à une certaine école historiographique, qu’on peut subsumer de manière schématique sous le titre d’école d’anthropologie historique, mais il a surtout à l’esprit l’avant-dernier ouvrage de Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’Argent [2]. Jacques Le Goff y avance en effet que le capitalisme n’a pu apparaître au Moyen-Âge en raison de cadres mentaux défavorables. Il faut garder à l’esprit cette toile de fond pour comprendre les différents niveaux de lectures souhaitables pour le livre de Jacques Heers, ainsi que les présupposés sur les sources (la prépondérance étant accordée aux archives notariales et aux monnaies plutôt qu’aux textes normatifs)

Un ouvrage érudit

Une première manière de lire l’ouvrage conduit à le considérer comme très savant, parsemé de nombreuses anecdotes et autres exemples intéressants qui permettent de briller lors des dîners mondains. Par exemple, le mot « banqueroute » vient de l’ordre du magistrat de la cité de faire rompre le banc du changeur qui était devenu insolvable (banc rompu) ; ou encore, les comportements frauduleux des « cisailleurs » qui n’hésitaient pas à rogner les pièces d’or et d’argent pour se faire des marges en métaux précieux et ensuite aller les revendre, véritables ancêtres de nos faux-monnayeurs. On apprendra aussi toute l’affaire de malversation dont le ministre des finances Jacques Cœur fut au centre, sujet que Jacques Heers connaît bien pour l’avoir traité ailleurs [3].

Autant d’informations qui feront la joie des lecteurs et qui s’insèrent dans un récit mené de main de maître, dont la logique n’est jamais prise en faute.

Capitalisme : de la réprobation à l’acclamation

L’ouvrage de Jacques Heers, au-delà de très importantes réflexions sur la monnaie et sur l’importance fondamentale d’un approvisionnement en métaux précieux (or et argent) pour éviter le risque d’un marché privé de monnaie,  propose une explication de l’émergence et du développement d’une forme de capitalisme.

Il montre tout d’abord qu’existait, au Moyen-Âge, un nombre de « changeurs » bien plus important que ce que l’on pourrait imaginer [4]. Le change est un autre nom du prêt. Cette présence massive est le premier indice de l’existence d’une forme de capitalisme et le lecteur des sources ne doit pas se laisser abuser par les appellations de « changeurs » ou de « marchands ». Les Medicis ne sont pas des marchands, tout du moins pas à l’origine, mais bien des changeurs et même des prêteurs. L’opprobre, principalement sociale, irrigue encore la société médiévale en ce qui concerne le prêt. L’activité est connue, les gens y ont recours, à charge à ceux qui la font de ne pas y avoir recours de manière ostentatoire.

Tous ces changeurs, ces prêteurs ne sont pas juifs ni Lombards. L’auteur fait ainsi un sort au mythe de l’usure comme pratique réservée à ceux qu’une Église inquisitoriale désigne marginaux. Ce point est très éclairant puisqu’il va à l’encontre d’une vision romantique qui irrigue encore trop souvent nos représentations collectives.

Ce sont ces changeurs qui inventent le crédit, les sociétés en participation et les assurances qui permettent aux gens de la campagne, des villes et mêmes aux princes d’avoir recours à des emprunts ponctuels (souvent à des taux oscillant entre 7,5% et 20%) pour des laps de temps relativement court. Deux enseignements peuvent alors être tirés : les instruments du capitalisme (notamment ceux qui permettent la mobilisation du capital) se forgent dès le XIIIe siècle sous une forme optimale ; le Moyen Âge n’a pas connu un capitalisme spéculatif, ni même un capitalisme fondé sur des opérations marchandes aventureuses (en témoignent les Fugger ou les Médicis).

Capitalisme populaire

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’idée de « capitalisme populaire » se révèle être un concept fort qui remet en cause notre vision du Moyen Âge fondée sur le schéma établi par Karl Polanyi dans La Grande Transformation. Le Moyen Âge est une période où de petits commerçants achètent ou plutôt investissent des parts de sociétés, parfois jusqu’à cent noms, ce qui constitue bien la preuve indéniable d’une diffusion de l’intérêt pour l’investissement de capitaux dans la population.

Ce dernier comportement peut sembler antinomique avec la pratique d’une certaine prudence que nous avons dégagée plus haut. Il ne faut en réalité pas croire que ces associations avaient pour but d’amortir les risques d’une entreprise, par exemple maritime, hautement dangereuse. Il répond davantage à un esprit à développement de certains capitaux et à la diversification des investissements, ce qui ne s’avère en aucun cas contraire à une pratique prudente. Il n’en demeure pas moins qu’il marque le début d’une « guerre de marché », processus d’accumulation bénéfique, comme en témoigne la concomitance entre Renaissance italienne et développement du capitalisme.

Jean Senié

Crédit photo: Flickr, wallyg


[1] Id, La naissance du capitalisme au Moyen-Age, Paris, Perrin, 2012, p. 9.

[2] LE GOFF Jacques, Le Moyen Âge et l’Argent, Perrin, 2010.

[3] HEERS Jacques, Jacques Cœur, Paris, Perrin, 2008.

[4] La figure du capitalisme au Moyen Âge est surtout celle du banquier, du marchand, en un mot de l’intermédiaire économique. Ces termes font aujourd’hui l’objet d’un rejet systématique, comme s’ils étaient intrinsèquement mauvais, mais il représente au tournant des XIe et XIIIe siècle une part de la révolution technologique qui est en train de se jouer.

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