Ce que les viols collectifs nous disent de l’Inde
12 avril 2013
Ce que les viols collectifs nous disent de l’Inde
La France semble effarée par ce que les médias nous ont révélé de l’Inde ces derniers mois : les viols collectifs répétés ont fini par intégrer – voire définir – notre perception du pays. En témoigne une baisse de 35% du tourisme féminin. Ce phénomène nous parait d’autant plus abject qu’il met en scène une perversité de groupe, face à des témoins réduits à l’impuissance devant ces atrocités. Le 16 décembre dernier, une étudiante indienne avait été violée et tabassée à mort par six hommes dans un bus de la banlieue de New-Delhi, alors qu’elle rentrait du cinéma avec son fiancé. Quelques semaines plus tard, le 15 mars, une touriste suisse est elle aussi victime d’un viol collectif sous les yeux de son mari dans le Madhya Pradesh. Que nous révèlent ces viols collectifs de la société indienne actuelle ?
Être une femme en Inde
Il est sans doute impossible de comprendre l’Inde aujourd’hui si l’on oublie qu’entre 37 et 48 millions de femmes y manquent, du fait d’avortements tardifs et d’infanticides. Selon la fondation Trustlaw, l’Inde est le quatrième pays le plus dangereux au monde pour les femmes [1]. Si elles survivent à la naissance, celles-ci sont pour la plupart soumises à un mariage précoce, à l’asservissement domestique, et/ou à des réseaux de trafics humains. Selon l’ancien ministre de l’Intérieur, Madhukar Gupta, 100 millions d’Indiens, dont une majorité de femmes et de fillettes, sont ainsi victimes de ces réseaux; tandis que 44,5% des jeunes filles sont mariées avant leurs 18 ans.
Les femmes sont donc de véritables proies dans le subcontinent indien. Ces chiffres alarmants s’expliquent par la situation de subordination dans laquelle elles sont plongées par des traditions ancestrales. Etre une femme, c’est « bad luck » (« pas de chance »), selon une expression communément admise dans le pays. Pourquoi « bad luck » ? Parce que les femmes coûtent cher à leurs familles… En effet, le système matrimonial indien fonctionne encore par dot, malgré son interdiction officielle en 1961 : la jeune fille doit apporter à sa nouvelle famille une somme d’argent assez conséquente pour y être admise. Les belles-mères rusées savent jouer de ce système de dot en faisant disparaitre avec un tact presque admirable leurs belles-filles. Celles-ci ont une propension énigmatique à mourir dans leur cuisine, leur sari ayant pris feu dans les fourneaux, comme par magie… Les belles-mères peuvent alors remarier leurs fils, et récupérer une nouvelle dot.
Cette appréhension des rapports hommes / femmes, doublée du nombre surprenant de femmes manquantes, ne peut que dérégler les relations que les deux sexes entretiennent dans une société majoritairement archaïque. La ville de New Delhi a ainsi enregistré 650 plaintes pour viols en 2012, ce chiffre faisant acte d’une croissance de 25% en quatre ans. A l’échelle nationale, plus de 24 000 plaintes pour viols ont été enregistrées en 2011, ce chiffre ne prenant pas en compte d’autres types d’agressions sexuelles, qui le multiplieraient par trois. Ce nombre ne reflète cependant qu’une fraction de la réalité, car beaucoup de femmes refusent de porter plainte, afin de ne pas paraitre souillées aux yeux de la société. Malgré cela, le nombre de plaintes augmente ces dernières années et laisse espérer une inversion du rapport de force.
Cette triste caractéristique indienne se ressent particulièrement dans l’atmosphère des lieux publics, et des huis-clos, tels que les bus ou les trains. Comme le relate une jeune Indienne, Twinckle, dans un reportage de RFI : « Pour eux, nous ne sommes rien. Je me sens tellement humiliée que j’ai envie de laver tout mon corps »[2]. Les regards des hommes n’y connaissent aucune pudeur, aucune discrétion. Ce sont des regards qui déshabillent, alors même que les corps des femmes sont couverts du poignet au cou, et du cou aux chevilles. Parfois, en marchant dans la rue, certains s’aventurent à caresser furtivement le ventre ou les fesses d’une femme qui passe. La femme est littéralement perçue comme une propriété, et il est fréquent qu’elle appelle son mari « my owner » (« mon propriétaire »).
Les Occidentales : toutes des actrices pornos !
La femme indienne est donc soumise à un modèle patriarcal qui la transforme en simple objet de jouissance. Mais qu’en est-il de la femme occidentale ? Le viol de cette femme suisse illustre terriblement la façon dont les Indiens considèrent les femmes en général, mais est surtout révélateur de leur perception des femmes occidentales. Celles-ci sont pour eux des objets charnels non-identifiés, appartenant à une catégorie si floue qu’elle nourrit de – trop – nombreux fantasmes. Les Indiens peinent en effet à conceptualiser les rapports hommes / femmes entretenus en Occident. En Inde, il n’y a par exemple pas de « girlfriend » : la future épouse est la plupart du temps désignée par la famille, et les tractations sont menées par les parents. La liberté de choisir propre au mariage occidental semble une telle aberration qu’elle est facilement assimilée à du dévergondage. Une « girlfriend » serait ainsi une fille perdue, puisqu’elle se laisse la liberté de choisir, et donc de se salir, entre plusieurs hommes. Mais alors, pourquoi s’attaquer à une femme qui voyage avec son mari ? La notion même de loisir en couple est difficilement concevable en Inde, puisqu’elle induit de se divertir à deux, sur un pied d’égalité, en dehors du cadre traditionnel du foyer. Dans un pays encore fortement imprégné de la domination de l’homme sur sa famille, et où les hommes et les femmes sont encore souvent séparés, le modèle que représentaient ces deux couples peine à s’imposer.
Cette image est renforcée par l’industrie pornographique, qui offre un prisme déformant au modèle du couple à l’occidental. L’Inde a sa propre industrie cinématographique, Bollywood, dont le succès se suffit à lui-même. La conséquence est que les images que les Indiens reçoivent de l’Occident sont celles qui ne sont pas fournies par Bollywood : les films X. Dès lors, les Occidentales sont assimilées à des actrices pornographiques. Leur respectabilité en est bien évidemment entachée…
Vers une nouvelle Inde
Jusqu’à présent, les violences faites aux femmes n’étaient que peu dénoncées. Un nombre significatif d’entre elles se donne la mort en s’immolant, car cela leur permet de se purifier d’une honte. Les causes de ces suicides restent toujours floues : ils sont parfois simplement assimilés à des « misunderstandings » (« malentendus »). L’utilisation de ce terme très vague révèle la gêne croissante que ressent la société indienne face aux violences faites aux femmes.
L’Inde arrivera-t-elle à mettre fin à ces traditions qui durent depuis des siècles, et qui s’exportent même en Grande-Bretagne où un hôpital de Luton refuse, par exemple, de dévoiler le sexe des enfants à naître afin d’éviter les avortements dans les familles indiennes ? C’est en tous cas ce qu’espère une contestation montante, relayée par un ancien juge de la Cour suprême, Jagdish Sharan Verma, dans un rapport rédigé à la demande du gouvernement suite au viol du 16 décembre [3]. Il y préconise la création de nouveaux délits et de nouveaux crimes dans le droit indien, tels que le voyeurisme, le harcèlement ou le viol conjugal. De cette manière, la Commission menée par Jagdish Sharan Verma dépasse le simple problème des viols urbains, et permet de saisir dans toute sa complexité la dimension sexuelle de la subordination à laquelle les femmes indiennes sont encore trop souvent soumises.
Face à ces comportements abjects, une évolution, récente mais incontestable, est donc à noter : celle de la mobilisation massive des populations et surtout des jeunes (avec, parmi eux, un nombre toujours plus conséquent de garçons), qui refusent de combattre cette situation intolérable avec de simples regards inquiets. Les grandes manifestations de New-Delhi, qui suivirent l’agression de la jeune étudiante de 23 ans, ont déjà fait des émules au Népal où les viols sont aussi fréquents.
La colère et le rassemblement sont, ici, le point de départ nécessaire pour une véritable amélioration de la condition féminine en Inde… et ailleurs !
Hélène Delsupexhe
Crédit photo: Flickr, Reuters
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