Contre le colonialisme numérique : manifeste pour continuer à lire

25 septembre 2018

« Le livre papier est-il mort ? Non. Si le livre papier risque de devenir commercialement obsolète, cela ne signifie pas qu’il soit obsolète cognitivement. N’en déplaise aux colonialistes numériques, les nouveaux formats n’ont pas ouvert de nouveaux horizons de lecture ; au contraire, cette lecture a été volée ». Philosophe et directeur de recherches au CNRS, Roberto Casatis’interroge sur l’adoption du numérique dans nos pratiques de lecteur, dès l’école, où l’introduction des tablettes résultait du dogme, sans aucune étude préalable, sous le poids d’une normativité pesante. « L’école et les enseignants n’ont aucune raison de se laisser intimider par la normativité automatique qu’imposent les technologies nouvelles : le « maître électronique est un mythe »,affirme-t-il. Pour l’auteur, l’école se prête mal au format du zappingpropre à la culture numérique, « il nous faut inventer les moyens de résister à la culture de l’impatience ». 

L’atout du livre dans la tempête numérique. 

 

« Lire un livre aujourd’hui signifie-t-il rivaliser avec les pixels lumineux, s’en protéger ? Ou, au contraire, adhérer pleinement au nouveau visage technologique ? Depuis des années, on nous serine des prophéties mirobolantes sur la fin du livre et ses réincarnations. Un saut qualitatif commence à s’imposer ». Que l’on soit horripilé ou fasciné par l’idée, nos usages de la lecturesont colonisés. Apple, Amazon, Google disposent d’une armée de robots nourris aux algorithmes, qui nous conseillent, nous accompagnent, lisent à voix haute nos ouvrages, berceuseanesthésiante de notre esprit critique. Nos écoles, nos ordinateurs, nos maisons, nos objets connectés, sont les nouvelles terres convoitées par cette colonisation qui ne dit pas son nom. Le colonialisme numérique est une idéologie qui se résume à un principe simple pour Roberto Casati « Si tu peux, tu dois. S’il est possible de faire qu’une chose ou une activité migre vers le numérique, alors elle doit migrer ».Et lescolons du numériquesont à l’œuvre, développant toutes les stratégies possibles et imaginables pour introduire les nouvelles technologies dans tous les domaines de notre vie : la lecture, les loisirs, l’enseignement, la communication, la construction d’objets, le diagnostic médical. Enfin, le format du livre papier, conçu non seulement pour communiquer l’information et protéger l’attention a donc son importance. La matérialitéet la linéarité du livre influencerait même la façon dont le livre serait non seulement lu, mais aussi conçu et pensé.

 

Le livre et l’école. 

 

« L’école et la lecture ont fait l’objet, ces dernières années, de nombreux rapports qui ont fait apparaître des données convergentes. Le constat de l’érosion de la lecture, à cause du temps passé sur les réseaux sociaux, devient particulièrement préoccupant étant donné la propagation massive de ces réseaux qui frappent les jeunes de plein fouet ». Roberto Casati s’interroge sur le glissement progressif, mais quasiment inévitable, des écoles vers la lecture dématérialisée, celle-là même qui mettrait à mal la lecture approfondie en milieu scolaire et pire encore, sous couvert d’une validation institutionnelle. L’IPad par exemple, est le lieu de l’erranceet du zapping par excellence : lors d’une lecture, on n’est toujours qu’à un clic d’une application de jeu, d’information, ou de sa messagerie. Une des rares études longitudinalesayant permit un suivi sur plusieurs années et observant l’efficacité des différents usages du PC dans le secondaire à été publié en 2009 par le département des Landes, sous le titre « Etude d’évaluation de l’opération – un collégien, un ordinateur portable ». Dans cette étude, les enseignants affirment que les élèves sont moyennement distraits par l’utilisation du PC en classe, bien que ces derniers profitent de l’écran pour chatter ou guetter les mises à jours des profils de leurs amis sur les réseaux sociaux. Le cœur du problème est bien la sauvegardede l’apprentissage. Car l’école est importante « précisément parce que tout le monde n’a pas la chance d’avoir à la maison une mère qui lit, et plus encore parce que l’école est une institution »affirme l’auteur. Aussi, il ne faut pas se focaliser sur l’utilisation simple des technologies numériques en classe, mais sur les avantages indirects qui découlent de cet usage, de la même façon que l’on attend pas d’un enseignant qu’il ne soit qu’un vecteur, un transmetteur de savoir, ou un « maître électronique », ces technologies doivent être un prétextevers des déclinaisons pédagogiques innovantes. Enfin, l’école demeure un environnement protégé au sein duquel il n’est pas possible de « zapper », cet avantage institutionnel est non seulement un avantage, mais une responsabilité.

 

Résister, être créatif. 

 

« Le numérique se distingue par rapport à n’importe quel autre type de support pour essentiellement deux raisons : il invite à la migration, et il se nourrit de la possibilité de faire converger différents instruments, en un unique gadget, comme aujourd’hui le smartphone ou une petite tablette, véritables couteaux suisses de l’ère numérique ». Mais nous ne pourrons pas tout faire migrer vers le numérique. Nous pouvons numériser la représentation d’un sandwich, mais ce sandwich pixélisé ne pourra jamais nous nourrir. A ce vide ontologique ce superpose une obsolescence rapide des nouvelles technologies, que l’essayiste Nissim Talebexpose avec justesse: une règle empirique à la survie d’une innovation technologique voudrait que si cette innovation nous accompagne pendant plus de cinq ans, elle sera pérenne dans le temps, alors que des documents rédigés sous Wordstarou WordPerfect, sont aujourd’hui illisibles. Dès lors, faut-il investir dans les dernières innovations technologiques ou faire le choix de celles qui passent l’épreuve du temps : du papier imprimé à la tradition orale, en passant par la présence d’enseignants à l’école ? Le mythe du « maître électronique » ne sort pas grandit de cette analyse. Un gadget, une « App » ne pourront se substituer idéalement à l’enseignant. Roberto Casati lui oppose sa conception d’une technologie à visage humain, qui permet à l’enseignant d’élargir les horizons, dans une école refuge du savoir, qui au lieu de plier aux multiples influences et dernières modes, se consacre entièrement au véritable changement, « le développement moral et intellectuel des individus ». 

 

Farid Gueham

Pour aller plus loin :

–       Note« Impact du numérique sur la lecture »eduscol.education.fr

–       « Pourquoi l’écoute d’un livre audio n’est pas une lecture au rabais »,societedesjeunesediteurs.com

–       « Contre le colonialisme numérique », scienceshumaine.com

–       « Le livre audio : quel destin pour un objet hybride en bibliothèque ? »,enssib.fr

–       « Tablette à l’école : risque sanitaire soulevé », bilan.ch

 

Photo by Jaredd Craig on Unsplash

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