Croisade contre les lieux communs du monde contemporain
28 octobre 2013
Croisade contre les lieux communs du monde contemporain
Frédéric Encel, De quelques idées reçues sur le monde contemporain,
Dans De quelques idées reçues sur le monde contemporain, Frédéric Encel s’attaque aux « idées reçues » en géopolitique en abordant des sujets qui font régulièrement l’actualité : conflits armés, ONU, religions, proche Orient, etc. Soucieux de couper court à des assertions fréquemment entendues, comme par exemple « l’ONU ne sert à rien », l’auteur livre ici un guide indispensable pour faire litière des « affirmations géopolitiques » brandies –trop- fréquemment.
Des idées reçues sur la guerre
L’auteur s’intéresse, en premier lieu, à guerre et aux droits de l’homme. Première idée reçue : le XXème siècle fut « celui des guerres ». L’auteur rappelle que les conflits ont toujours existé, et que c’est avant tout la médiatisation et le choc causé par deux Guerres Mondiales qui laissent cette impression, particulièrement européenne qui plus est. Après avoir clarifiée la différence « guerre » et « génocide »[1], à savoir que si la première fait usage de la violence, le second est « intrinsèquement » la violence, Frédéric Encel précise, tout en nuance, que le XXe siècle est plutôt celui de la « violence ».
Autre idée reçue : le manque d’éducation et la pauvreté seraient le creuset de la guerre. Mais l’auteur de rappeler que Carl Schmitt ou Pol Pot étaient tous deux bardés de diplômes. Il en va de même de la démocratie : un tel système politique n’est pas forcément une assurance contre la guerre, la France, l’Angleterre et la « semi démocratie allemande » l’ayant prouvé pendant la Première Guerre mondiale.
Frédéric Encel s’attaque également à la causalité pétrole/guerre et rappelle que le pétrole s’échange toujours : de Chavez à Kadhafi, aucun despote anti Occident n’a jamais rechigné de vendre son or noir aux puissances occidentales. Qui plus est, les compagnies pétrolières occidentales échappent déjà en grande partie à l’impôt, aussi elles n’ont pas grand intérêt à se délocaliser dans des pays instables. Ce sont donc d’autres considérations, aujourd’hui non réunies en Syrie, qui ont permis l’intervention libyenne : discours « ubuesques » de Kadhafi tandis qu’Assad apparaît toujours réfléchi et posé dans ses interventions, possibilité d’intervenir sur un territoire déjà à moitié libéré (Benghazi) par opposition aux combats dans l’ensemble de la Syrie, ou encore la qualité de l’armée syrienne à l’opposé des vétustes forces kadhafistes.
Des pays prometteurs, mais…
L’auteur remet également un peu d’ordre au sujet de l’envol des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et de l’Afrique. Certes le PIB des BRICS est en forte croissance et leur taux de chômage est faible. Cependant, Encel souligne que la Chine court à un déséquilibre démographique en raison de la politique de l’enfant unique, que l’avenir de l’Inde est assombri par ses problèmes politico identitaires et le conflit latent qui l’oppose au Pakistan, ou encore que la croissance russe, déjà handicapée par une démographie « désastreuse », est principalement indexée sur les cours des matières premières. Par ailleurs, l’Afrique du Sud ne doit son inclusion dans ce groupe de pays qu’a une raison politiquement correcte : celle d’inclure un Etat africain. En effet, le succès relatif de ce pays sur ces voisins (Namibie, Lesotho, Zambie…) s’explique surtout par l’extrême pauvreté de ces derniers.
Quant au « décollage » de l’Afrique, Encel dresse malheureusement un constat bien triste : si les puissances coloniales ont laissé derrière elles des équipements et des infrastructures de qualité, la formation des Africains fait malheureusement cruellement défaut et empêche une utilisation optimale des ressources. De plus, l’auteur de rappeler que le concept d’Etat Nation, imposé par les colons, n’est pas l’organisation politique la plus adaptée au continent africain, où les frontières actuelles, imposées, ne reflètent pas les appartenances collectives importantes que sont la tribu, le clan, ou encore la famille.
Et l’union européenne ?
Au sujet de l’Union Européenne, Encel affirme qu’il est faux de dire qu’elle ne peut être une grande puissance. En effet, l’Europe est la première puissance commerciale au monde, et bénéficie d’un niveau d’équipement optimum, couplé à une stabilité institutionnelle. En outre, sa démographie est forte et son endettement, bien qu’élevé, est comparable à celui des Etats-Unis ou du Japon. Aussi, ce n’est pas que l’UE ne peut pas être une grande puissance, mais bel et bien qu’elle ne le veut pas notamment parce que les peuples sont divisés sur la question. De plus, Encel rappelle que l’Europe pourrait être une puissance miliaire, mais que trop d’Etats, notamment à l’Est, préfèrent s’en remettre à l’OTAN, et donc aux Américains, pour assurer leur protection (rappelons les précédents de 1938-1939 où l’Ouest n’a pas hésité à sacrifier l’Est).
L’islam et le monde arabe, sources de nombreuses idées reçues
Il devenu d’usage de dire que l’Islam est « dangereux ». L’auteur procède ici par contre-exemple : si par danger on entend violence ou absence de démocratie, il est rappelé que les régimes dictatoriaux de l’Amérique latine catholique ou encore l’Allemagne nazie ultra-violents, n’étaient pourtant pas musulmans.
Autre assertion fréquente, celle du « choc des civilisations », théorisé par Huntington, que l’auteur qualifie « d’escroquerie intellectuelle ». Non seulement le concept de civilisation serait réducteur (n’existe-t-il qu’une Afrique ?), mais aussi la notion de « choc » serait pernicieuse : par cette dernière, on cherche souvent à opposer Islam à Occident. Mais Encel de rappeler l’alliance durable entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, pays où s’applique l’Islam le plus radical. Plus généralement, l’auteur souligne que « l’islam unifié de Tanger à Djakarta est une chimère ». Quant aux religions qui « mèneraient à la guerre », ce serait avant tout un concept européen et particulièrement français, issu de la culture anti cléricale de notre pays.
Concernant le Proche Orient, spécialité de l’auteur, celui-ci réfute l’idée selon laquelle Israël a été créé par les Occidentaux suite à la Shoah. Encel argue que les premiers colons sionistes s’y sont installés dès la fin du XIXème siècle et qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plus d’un tiers des habitants de la région étaient juifs et revendiquaient un Etat. Il est aussi souligné qu’à l’époque, c’est surtout l’idée de chasser les Anglais de la région qui pousse français et soviétiques à soutenir la création de l’Etat Hébreux. Revendications sionistes et considérations géopolitiques seraient donc les raisons principales, et non pas une volonté de faire amende honorable après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale.
On peut également citer le Printemps arabe dont on entend souvent dire qu’on aurait « eu tort » de soutenir un tel mouvement. SI l’on peut en effet craindre l’arrivée au pouvoir d’islamistes, Encel rappelle que les dictatures précédemment en place se faisaient précisément « le terreau » du fanatisme. Et de toute façon, il est illusoire de tenter de s’opposer à un mouvement révolutionnaire en marche.
La France n’échappe pas non plus aux préjugés
Enfin, la dernière partie est consacrée à la France. Les français ayant souvent un jugement négatif sur leur pays, Encel s’attaque dans un premier temps au célèbre « la France n’est plus une grande puissance » et rappelle les nombreux atouts de notre pays : technique, diplomatie, géographie et armée. L’auteur rappelle aussi – et malgré une fiscalité de plus en plus désavantageuse – que le niveau de l’investissement étranger reste élevé.
Sur le plan extérieur, Encel s’oppose à l’idée selon laquelle l’Allemagne serait le premier partenaire de la France. Pour l’auteur, un vrai partenariat se traduirait par une coopération militaire. Or ce n’est pas le cas entre une France souvent entreprenante et une Allemagne pacifique. Il souligne d’ailleurs que la France a plutôt tendance à se rapprocher militairement du Royaume Uni que de l’Allemagne.
Enfin, on nous assène souvent le « retour aux années 30 ». Pour Encel, rien n’est plus faux. Par exemple, la notion de précarité actuelle n’a rien à voir avec celle de cette décennie où la protection sociale était inexistante. De plus, la stabilité gouvernementale de la Vème République est à opposer à l’instabilité de la IIIème. Autre remarque intéressante : à la différence de l’avant-guerre, les extrêmes sont aujourd’hui très largement favorables à la forme républicaine du gouvernement. Aussi, les institutions ne sont pas menacées.
Un ouvrage utile pour décrypter l’actualité
Encel fonctionne souvent par contre-exemple, en donnant souvent l’impression de raisonner par l’absurde plutôt que par l’argumentation. De plus, l’auteur n’hésite pas à reconnaître les raisons qui expliquent les idées préconçues. Aussi, une technique fréquemment employée est celle du « oui, mais ». Cependant, il ne s’agit pas d’une thèse de doctorat mais bien d’un guide de lecture de l’actualité. Aussi, l’auteur insiste plus sur les éléments qui permettent de mieux comprendre le monde contemporain et ne pas tomber dans les propos de comptoir, plutôt que d’entrer dans le détail de chacune des idées reçues évoquées. Après tout, il y aurait matière à éditer vingt-deux ouvrages sur ces vingt-deux questions.
Ces 160 pages permettent d’aborder des sujets complexes et récurrents à l’aune d’éléments d’explications. A mettre dans toutes les mains, notamment dans celles de ceux qui parlent trop vite.
Julien Barlan
Crédit Photo: Flickr: David Restivo
[1] Pour aller plus loin : l’auteur s’insurge sur la notion de « double génocide » rwandais: pour lui, ce sont avant tout les Hutus qui ont massacré les Tutsis. Parler de l’inverse serait une invention politique au sommet de l’Etat – François Mitterrand parlait « des génocides » – pour relativiser le soutien français au pouvoir hutu.
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