Cyberhaine : comment l’impunité numérique fragilise la société

Marc Knobel | 25 avril 2025

Historien et spécialiste du racisme, de l'antisémitisme et de la haine en ligne.

Face à la montée de la haine en ligne, l’historien Marc Knobel alerte sur les dangers d’une atteinte à la cohésion sociale et propose d’agir collectivement : éduquer au numérique, responsabiliser les plateformes et soutenir les victimes. Une analyse engagée pour repenser notre rapport à l’espace numérique.

 

Genèse et expansion de la haine en ligne

Avant l’avènement d’Internet, la diffusion de la propagande raciste et antisémite demeurait confinée à des cercles restreints, souvent surveillés, où la circulation des idées haineuses nécessitait des efforts logistiques considérables. Les supports étaient limités, les tirages confidentiels, et l’accès à ces contenus demeurait difficile.
L’arrivée des premiers outils numériques – disquettes, messageries électroniques, forums Usenet – a bouleversé ce paysage. Dès les années 1990, l’anonymat et la facilité de se regrouper ont permis une diffusion accrue des discours extrémistes, tandis que les sites web statiques ont offert aux groupes haineux un contrôle total sur leurs espaces de publication. Les messageries instantanées et les chats ont, quant à eux, favorisé la constitution de communautés virtuelles soudées autour d’idéologies radicales.

Avec l’émergence d’Internet, un tournant décisif s’opère : les extrémistes disposent désormais d’outils puissants pour propager leurs idées à l’échelle mondiale. La multiplication des sites, blogs, forums et réseaux sociaux élargit considérablement la portée et la rapidité de diffusion des discours haineux.

 

Réseaux sociaux et algorithmes : l’amplification du phénomène

Ce bouleversement s’accentue avec l’apparition des réseaux sociaux, qui transforment la dynamique de la haine en ligne. Des groupes extrémistes, parfois en perte de vitesse dans le monde réel, trouvent sur ces plateformes un nouveau souffle et une audience démultipliée. Exploitant la viralité propre aux réseaux sociaux, ils diffusent massivement leur propagande, tandis que les algorithmes de recommandation ciblent les utilisateurs les plus susceptibles d’être réceptifs à ces contenus, amplifiant ainsi leur diffusion.
Cet environnement favorise la prolifération de discours racistes, antisémites, sexistes, homophobes et xénophobes. Sur certaines plateformes, la présence de « trolls » – comptes diffusant des messages provocateurs – rend tout débat constructif difficile. Toutefois, il convient de rappeler que les réseaux sociaux peuvent également servir de leviers pour sensibiliser, dénoncer les discriminations et promouvoir le dialogue, soulignant ainsi leur rôle ambivalent.

 

Diversité des discours haineux en ligne

Cette dynamique s’accompagne d’une diversification des discours haineux : racisme, antisémitisme, discrimination ethnique, sexisme, misogynie, homophobie, transphobie,
haine religieuse, xénophobie, harcèlement ciblé et incitation à la violence, y compris l’apologie du terrorisme. Chacune de ces formes vise des groupes ou individus spécifiques, contribuant à alimenter la violence et l’exclusion.

 

Les publics exposés : jeunes et adultes

L’impact de cette haine en ligne se fait particulièrement sentir chez les jeunes, très exposés via les réseaux sociaux. Les insultes liées à l’apparence et la pornographie figurent parmi les contenus les plus fréquemment rencontrés, suivis par les propos racistes. Une part significative des jeunes ignore comment réagir face à ces contenus, bien que certains adoptent le réflexe du signalement. Chez les adultes, plus de la moitié ont déjà été confrontés à des contenus haineux, avec une prévalence marquée des propos sexistes et racistes. La réaction la plus courante reste l’inaction, révélant un besoin urgent de renforcer l’éducation à la citoyenneté numérique.

 

La modération des plateformes : un chantier inachevé

Face à cette prolifération, la modération des contenus s’impose comme un défi de taille. Les modérateurs, souvent basés à l’étranger et soumis à des cadences élevées, disposent de peu de temps pour évaluer chaque contenu. Leur formation, parfois insuffisante, limite leur capacité à saisir les subtilités culturelles et juridiques propres à chaque pays. Les plateformes américaines privilégient leurs propres standards, inspirés du premier amendement, au détriment des législations nationales plus strictes en matière de lutte contre la haine. Cette externalisation et standardisation des règles rendent la modération imparfaite et parfois inefficace.

 

Conséquences pour les victimes

Les conséquences de cette insuffisance de régulation sont lourdes pour les victimes. La haine en ligne engendre stress, anxiété, dépression, perte d’estime de soi, isolement social, difficultés de concentration et réticence à exprimer son identité. Chez les jeunes, elle peut provoquer colère, choc et désengagement de la vie publique. Ces effets soulignent la nécessité d’une meilleure prise en charge des victimes. La parole des victimes : vers une meilleure reconnaissance Heureusement, la parole des victimes de cyberharcèlement bénéficie d’une visibilité croissante, soutenue par des dispositifs d’aide et des évolutions législatives. En France, le numéro d’aide 3018 offre un soutien direct, tandis que des lois spécifiques sanctionnent désormais le cyberharcèlement. Malgré ces avancées, peu de jeunes sollicitent ces dispositifs, révélant la persistance d’un tabou et la nécessité de poursuivre
les efforts de sensibilisation.

 

Régulation des réseaux sociaux : deux visions opposées

La question de la régulation des réseaux sociaux cristallise deux visions opposées. D’un côté, une approche citoyenne plaide pour une adaptation du droit afin d’exclure les discours de haine, en s’appuyant sur des arguments moraux, techniques et politiques. De l’autre, une vision plus libérale défend la liberté totale de communication, questionnant la capacité des États à réguler un espace par nature transnational. Il est essentiel de rappeler que, dans plusieurs pays européens, le racisme constitue un délit, et non une opinion.

 

Régressions récentes et enjeux politiques

L’actualité récente illustre la fragilité des avancées en matière de modération. Le rachat de X (anciennement Twitter) par Elon Musk, défenseur d’une liberté d’expression absolue, a illustré les tensions croissantes entre liberté d’expression et lutte contre la haine. La réhabilitation de comptes suspendus et l’affaiblissement des dispositifs de modération témoignent d’une régression inquiétante. Meta, de son côté, a assoupli ses règles et dissous son équipe dédiée à la diversité. Ces évolutions accentuent la polarisation et la diffusion de contenus trompeurs ou haineux.

 

Perspectives et solutions

Dans ce contexte, il est urgent que l’Europe propose une alternative ambitieuse. Cela implique de renforcer l’éducation aux médias et à l’information pour armer les jeunes et les adultes face aux discours de haine ; d’encourager le signalement des contenus illicites et de soutenir les victimes ; d’investir dans des outils de modération performants, respectueux de la liberté d’expression ; de promouvoir le dialogue et la compréhension mutuelle via des espaces de discussion et des campagnes de sensibilisation ; et enfin, de responsabiliser les plateformes en appliquant strictement le Digital Services Act (DSA) et en imposant des sanctions dissuasives en cas de manquement.

En conjuguant éducation, régulation et responsabilisation, il deviendrait possible de bâtir un environnement numérique plus sûr et plus respectueux des droits fondamentaux. La lutte contre la cyberhaine demeure un défi collectif, mais il est encore temps d’agir pour préserver la cohésion de nos sociétés et protéger les plus vulnérables.