De la nouvelle rhétorique à la logique juridique

Fondapol | 12 novembre 2012

images (1)L’ouvrage consiste en une compilation de 13 articles, qui invitent le lecteur à penser à divers niveaux l’héritage de Chaim Perelman, un philosophe juriste de l’Université Libre de Bruxelles. Tantôt fastidieux, tantôt technique, l’ouvrage ne s’adresse qu’à un lecteur initié d’une part à la philosophie, et d’autre part au droit. Chacun des articles est assez spécialisé et cherche à mettre en lumière l’apport de l’œuvre de Perelman dans un domaine du savoir, ou comme articulation du savoir même entre ses domaines. On regrette malgré tout l’absence d’une économie générale de l’ouvrage. Parmi les articles, certains se focalisent sur les sources de sa pensée (« Les sources perelmaniennes », « Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles »), d’autres interrogent la manière dont il s’inscrit au sein d’un certain nombre de problématiques de son temps comme la philosophie analytique, le positivisme juridique et scientifique, ou encore le holisme (« Rhétorique et philosophie »), mais pour l’essentiel, les articles tirent la philosophie de Perelman vers des problématiques actuelles, et insistent sur son extrême fécondité.

La rhétorique pour penser les modes de pensée d’une époque

L’ambition et l’apport décisif de Chaïm Perelman ont été de réhabiliter la rhétorique et l’argumentation au cœur de la pensée philosophique et juridique. Pour Perelman, la rhétorique n’est pas un domaine particulier de la philosophie mais l’espace au sein duquel la pensée – philosophique ou non – se meut. Le concept lui-même a longtemps souffert d’une vision négative, synonyme d’artifice et d’effets de style, voire de sophisme ; il a pourtant vocation, depuis l’Antiquité et plus précisément depuis la théorie aristotélicienne, à indiquer les structures de pensée, les modes de références et les acquis moraux sur lesquels le discours argumentatif s’appuie. La rhétorique explore donc les limites du pensable, du rationnel effectif d’une époque.

Une réalité en mouvement

Les notions de « raisonnable » et de « déraisonnable » sont les piliers de la rhétorique et du droit pour Perelman. Le droit travaille essentiellement sur le déraisonnable qui ne figure pas seulement comme pendant du raisonnable mais comme frontière, comme « ligne au-delà de laquelle aucune légitimité n’est possible ». Le déraisonnable réintroduit la possibilité d’un accord qui fasse l’unanimité : alors que le raisonnable prend plusieurs formes divergentes, le déraisonnable est spontanément reconnu et censuré par tous. Et l’espace délimité par le déraisonnable délimite également l’espace social dans lequel peut s’exercer un jugement raisonnable, même si cela entraine du pluralisme. Le déraisonnable est en fait la frontière du bon sens, qui inclut les possibilités de discours et qui en exclut les impossibilités. Vision qui reprend et approfondit la théorie aristotélicienne du « probable » comme effet recherché du discours dans un monde humain marqué par l’incertitude.

Au XXème siècle, l’ambition du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein était assez similaire puisqu’il entendait tracer « une frontière à l’acte de penser »[1] basée sur la limite du sens. Cependant, Perelman propose une conception plus dynamique de ces frontières en refusant de figer les instances et les concepts. L’examen des propositions discursives permet de voir se déplacer les normes mentales, juridiques et sociales d’une époque. Lorsque l’historien Jacques Le Goff détermine les limites de la rationalité du Moyen-Âge, il montre que ces limites ne sont jamais fixes, mais que précisément elles se déplacent et se transforment. Ainsi l’occident voit-il aux XIIème et XIIIème siècles se mettre en place un « troisième lieu », le purgatoire, qui transforme les frontières du rationnel, renouvelant ainsi les normes morales et juridiques[2].

Ce faisant, la nouvelle rhétorique perelmanienne outrepasse le clivage classique entre métaphysique et réalisme, entre raison pure et raison pratique, elle cherche à en découdre avec une réalité problématique, qui est formulée, reformulée ou… non formulée. L’héritage de Perelman invite donc à cerner le mouvement et le comportement du langage dans les diverses institutions humaines, puisque la réalité d’une époque, ses valeurs, ses principes logiques, se mettent en place dans et par le langage.

Le recueil d’articles cherche précisément à cerner comment une société se légitime avec sa panoplie éthique et comment elle se transforme : par exemple, comment la pratique de l’argumentation consiste en une « négociation de la distance » entre l’orateur et son auditoire (construction d’une « we-group » ou au contraire rejet de l’autre) au point que la rhétorique est l’espace créatif du lien social (« L’argumentation comme lien social »); comment le droit des gens est un fait collectif mais s’individualise une fois que le litige est entamé (« Le droit est Janus »), ou encore comment se conduit le combat politique et idéologique et sur quelle base morale ou rhétorique (« La notion d’arsenal argumentatif »).

L’exemple du juridique

L’utilité de la rhétorique est particulièrement flagrante sur le plan juridique. Elle permet de saisir comment le droit se restructure, et comment les normes se redéfinissent. Aujourd’hui par exemple, la simple juxtaposition de systèmes normatifs nationaux est désormais impuissante à maitriser des flux financiers qui circulent virtuellement et avec volubilité. Aussi des normes surgissent-elles de législateurs improvisés, publics ou privés. La rhétorique de Perelman contribue à élucider les déplacements du rôle et du statut des normes en distinguant trois changements centraux : la fragmentation des normes (verticalement d’une part, avec la multiplication de systèmes nationaux, internationaux, régionaux ; et horizontalement d’autre part, avec l’augmentation des types de droits : droit international, droit du commerce, droits de l’homme, etc.), la dilution des responsabilités, et l’instabilité temporelle due aux nouveautés techniques. Cette transformation ne signe pas une déperdition du droit mais un passage progressif à un ordre à plusieurs vitesses et à plusieurs instances. La rhétorique voit s’articuler dans le discours de nouveaux points de légitimation de la norme incarnés par de nouveaux accords environnementaux ou économiques par exemple comme réponse nécessaire à la globalisation.

Si ce livre n’est pas une bonne introduction à la philosophie de Perelman, c’est un excellent ouvrage pour mesurer l’héritage et la fécondité d’une pensée longtemps éclipsée par des philosophies plus séduisantes mais aussi plus passagères. Aussi éprouve-t-on toute l’utilité de l’apport méthodologique de la rhétorique pour comprendre son époque et apercevoir les déplacements de structures mentales, sociales et politiques qui font notre monde.

Sean McStravick.

Crédit photo : Public domain



[1] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, pp 31

[2] Jacques le Goff, La naissance du Purgatoire, Folio

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