De quoi Mohamed Merah est-il le nom ?
Fondapol | 31 mars 2012
À l’heure du « village planétaire », tout événement doit être interprété à différentes échelles : locale, nationale et internationale. Ce qui relève de la géostratégie – et qui était l’apanage des spécialistes des relations internationales – est désormais largement diffusé parmi la grande masse des citoyens, qui est invitée de plus en plus par des médias transnationaux (d’internet à Al-Jazeera) à des questions d’ordre géopolitique.
De la nécessité de penser
Des concepts ainsi que des vocables – tels que terrorisme, « choc des civilisations », salafisme – sortent du champ universitaire et occupent depuis le début des années 2000 une place croissante au sein de l’espace public. S’opère ainsi un processus de massification des débats autour d’enjeux internationaux, dont le corollaire inéluctable est la constitution d’une doxa qui donne à nombre de mots un sens erroné, partial ou partiel.
Les événements tragiques qui se sont produits à Montauban et à Toulouse interrogent sur les nouvelles formes et pratiques du terrorisme. Ils invitent d’abord à questionner les vieilles grilles de lecture, pourtant depuis longtemps invalidées par les faits, où l’antisémitisme était nécessairement d’extrême droite, où un musulman ne tuait pas d’autres musulmans, où le terrorisme islamiste était nécessairement d’importation, etc….
Nouveau terrorisme et vieilles grilles de lecture
De mouvement de libération nationale, puisant dans une tradition anticolonialiste et marxisante, la question palestinienne est aujourd’hui majoritairement portée par des islamistes, comme l’a soulignée la victoire du Hamas [1] aux dépens du Fatah en 2006. Ainsi que l’a analysé Gilles-William Goldanel [2], depuis trente ans les juifs ne sont pas la cible des antisémites old-fashioned (l’extrême-droite traditionnelle, notamment les catholiques intégristes et les néo-fascistes) mais l’ « antisémitisme new age », c’est-à-dire les « islamistes et la radicalité palestinienne ». En reproduisant la même erreur qu’en 1980 – la fusillade de la rue Copernic – et qu’en 1982 – attentat de la rue des Rosiers -, qui consiste à imputer la responsabilité de l’acte antisémite, sans disposer d’aucun élément factuel, à un retour fantasmé de la « peste brune », certains hommes politiques et plusieurs médias se sont décrédibilisés. Ah ! Cela aurait été tellement plus simple !
Merah : un mixte complexe
Sans doute, la personnalité multiforme de Mohamed Merah a pu conduire à minimiser le lien entre islamisme radical et ses meurtres. À première vue, son profil ne correspond pas à l’idéal-type du musulman intégriste : il n’a pas de barbe, n’observe pas les préceptes du rite musulman (comme la prière cinq fois par jour) et sa culture semble bien plus occidentale qu’islamique. Elle paraît plus relever du modèle de consommation frivole (jeux vidéos de guerre et films américains du type Scarface, recherche de sensations fortes en voiture, sorties en boîte, violence gratuite dont l’objet est d’attirer l’attention médiatique sur soi, dans une société où la notoriété est glorifiée pour elle-même, etc.) tel qu’il est intériorisé par un certain nombre de jeunes de banlieue, quelles que soient leurs origines et leur religion. Au fond, dans l’indicible surnage l’impression d’avoir affaire à un « voyou de banlieue [3] » qui agit seul, dans sa propre folie, se nourrissant de fantasmes morbides.
Déni d’un côté…
Cependant, comme disait Lénine, les faits sont têtus : Mohamed Merah se réclame d’Al-Qaeda, a séjourné plusieurs fois en Afghanistan et s’est tourné, lors de son passage en prison, vers une lecture fondamentaliste du Coran. A ce stade de l’enquête, rien n’exclut qu’il ait eu des complices. Le cas Merah est symptomatique du développement au sein des banlieues des réseaux et de l’influence de groupuscules se réclamant du salafisme parmi une jeunesse en rupture de ban, du fait du sentiment qu’elle cultive – à raison parfois, d’ailleurs – d’être rejetée par la société française. Un monde de la marge où semble cohabiter et se mêler banditisme et fondamentalisme, et où l’argent du dernier pourrait bien venir en partie du premier.
…Amalgame de l’autre
Mais ce constat que seuls les « antiracistes » professionnels » – dont l’aveuglement rappelle l’attitude des compagnons de route du PCF vis-à-vis de la politique extérieure de l’URSS – continuent d’éluder, ne légitime en rien un discours inspiré du « choc des civilisations », telle qu’il est construit par Marine Le Pen, établissant un lien direct entre immigration et terrorisme, ce qui tend à signifier que les musulmans sont des terroristes en puissance.
Paradoxalement, celle qui dénonce le projet mondialiste, dont les États-Unis seraient le cœur [4], reprend à son compte, certes de manière simpliste, la très américaine et néoconservatrice théorie du « choc des civilisations ». D’après cette thèse, reprise à Samuel Huntington au risque parfois de la caricature, « le monde ne pas va vers l’uniformisation, mais vers la différentiation, voire l’opposition de grands ensemble géoculturels ». Marine Le Pen se place dans un paradigme qui ignore le rôle pacificateur et homogénéisant de l’intensification des échanges à l’échelle mondiale. Doctrine qui tend à faire des religions des marqueurs (ce qu’elles sont) indélébiles (ce qu’elles ne sont pas). Le piège est de placer tous les musulmans du même côté de la barrière et à les désigner comme des ennemis. Il existe effectivement un fossé entre la religion et l’idéologie théologico-politique. L’oublier conduisant à cautionner un dévoiement des religions transcendantes dans une immanence destructrice.
Refaire fonctionner le creuset français
Face à des logiques de rupture vis-à-vis de nos institutions libérales et républicaines qui affectent l’idéal du « vivre-ensemble » à la française, il s’agit de réaffirmer ces valeurs qui animent cet idéal afin que ceux qui se sentent exclus adhèrent pleinement au projet républicain. Et cela à travers un programme de lutte : contre le chômage – et en particulier celui des jeunes -, l’insécurité, les discriminations et les groupuscules islamistes radicaux. En d’autres termes, refaire fonctionner le « creuset français [5] ».
Jean Senié et Rémi Hugues
[1] Cette organisation est emblématique puisqu’elle est soutenue par deux courants antagonistes au sein de l’islam politique, les Frères musulmans sunnites et « internationalistes » – puisqu’ils veulent dépasser les nations en instaurant un « califat mondial » – et l’Iran chiite et nationaliste.
[2] Interviewé par Robert Ménard sur i-Télé le 19 mars, soit avant que l’on connaisse l’identité du tueur présumé, il est le premier à privilégier la piste islamiste plutôt que celle de l’extrême-droite.
[3] Pour reprendre les mots d’Ange Mancini, ancien chef du RAID.
[4] Cf. Marine Le Pen, Pour que vive la France, Paris, Grancher, 2012, p. 34.
[5] Cf. Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992.
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