Démocratiser la science ?

14 février 2013

14.02.2013Démocratiser la science ?

Isabelle Stengers,  Une autre science est possible !, Paris, La Découverte, collection « Les empêcheurs de penser en rond », janvier 2013,  211 pages,  16.50 €.

Comment rendre compte d’un ouvrage à ce point « éclaté », qui s’achève par un petit texte aussi ironique que profond publié en 1903 par William James (Le poulpe du doctorat), texte précédé d’une longue présentation rédigée par Thierry Drumm, spécialiste du philosophe américain, présentation elle-même précédée de cinq chapitres signés Isabelle Stengers ?

L’entreprise est d’autant plus délicate que ces cinq chapitres sont eux-mêmes issus d’articles déjà publiés et de conférences prononcées ces dernières années par l’épistémologue qui s’était faite connaître en 1980 en cosignant avec le prix Nobel Ilya Prigogine La Nouvelle Alliance 1.

En privilégiant le projet d’une réconciliation de la science avec le grand public, projet qui parcourt le livre, je me propose de donner une unité minimale à ce compte rendu.

L’échec des Lumières

Le XVIIIe siècle avait rêvé de rendre la science accessible au plus grand nombre avec le beau projet de l’Encyclopédie. Arracher l’humanité à la superstition et aux croyances archaïques passait, pour les philosophes des Lumières, à la fois par le livre et par l’éducation. Que reste-t-il de ce rêve ? Peu de choses en réalité. D’une part, parce que la science, tout comme l’art, a insensiblement coupé les ponts avec le grand public. D’autre part, parce que les scientifiques eux-mêmes, englués dans les nécessités de la publication, et soumis toujours davantage aux diktats des capitaux qui financent leurs recherches, sont infiniment plus préoccupés des relations qu’ils entretiennent avec leurs « sponsors » que d’un dialogue avec le public cultivé.

Cependant Isabelle Stengers songe moins à une « démocratisation » de la science, probablement impossible, qu’à la construction par les scientifiques eux-mêmes d’un réseau d’ « alliés libres » (p. 19 sq.), autrement dit d’un groupe non soumis aux impératifs de la publication et du financement de leurs recherches, avec lequel ils pourraient échanger et sortir du vase clos dans lequel ils étouffent sans en être toujours conscients.

La trahison des clercs

Pris dans l’urgente nécessité de publier dans les revues qui comptent, lus par des experts aussi englués qu’eux dans des réseaux qui fonctionnent dans un cercle illusoire, les scientifiques considèrent comme « non scientifiques » et comme pertes de temps les questions pourtant sensées que pose l’opinion publique.

Ils ne cessent d’oublier que ces questions sont en fait insolubles à l’échelle de leurs laboratoires, et que la techno-science a perdu quoi qu’elle en ait le confort et le caractère dogmatique qui étaient  ses apanages. En prenant l’exemple des OGM au début du premier chapitre du livre, l’auteur montre que les inquiétudes du public n’ont rien d’ « idéologiques » ou de « non-scientifiques », et que paradoxalement ce sont bien souvent les scientifiques eux-mêmes qui abusent du nom de la science pour demeurer sourds à des interrogations par  rapport auxquelles il sont aussi démunis que le commun des mortels.

Refusant de se laisser déranger par des sollicitations dont ils considèrent à tort qu’elles n’émanent pas d’un libre exercice de la pensée, ils se cachent à eux-mêmes l’absence de liberté qui est désormais leur lot, prisonniers qu’ils sont de structures industrielles et financières qui leur ôtent la maîtrise de leurs interrogations.

Changer le tempo de la recherche

Mais aucune métamorphose ne saurait advenir si la science persiste dans le tempo délirant qu’elle subit depuis des décennies. En posant, au chapitre 3, la question de savoir « comment ralentir ? », et en évoquant au chapitre 4 la nécessité d’une « science slow », l’auteur marche dans les pas de Nietzsche, qui le premier dénonça dès la fin du XIXe siècle la « frénésie » de la science 2.

Comment sortir des impasses d’un système de publications omnipotent quand les relecteurs des articles sont pris dans le même tempo délirant que leurs auteurs ? Le jeu des citations et des références ne cessera d’être pervers que le jour où de véritables « referees », disposant du temps nécessaire pour effectuer leur travail, pourront effectuer le tri nécessaire à l’avancée de la science en mettant un terme au stupide calcul qui mesure la valeur d’une publication au taux de citation dont elle fait l’objet, équivalent scientifique de l’audimat pour les émissions people de nos chaînes de télévision. Comment serait évalué aujourd’hui un philosophe de la dimension de Gilles Deleuze, se demande pertinemment Isabelle Stengers, lui qui a peu publié et qui ne l’a fait que  dans des revues aux tirages homéopathiques (p. 58) ?

Science et civilisation

Les scientifiques manqueraient de rigueur à s’abriter derrière les exigences de la théorie au moment où  la science est devenue inséparable de la technique, et où certaines de ses découvertes menacent la survie même de l’espèce. « Gaïa » est pour l’auteur non pas le label que se seraient approprié des courants sectaires, mais le nom qui symbolise nos angoisses (chapitre 5 du livre).

En se laissant réveiller par les interrogations venues du grand public, les scientifiques ne perdront pas leur temps, à condition de ne pas rechercher un vain consensus, mais en s’efforçant de devenir plus conscients des conséquences de ce qu’ils mettent en œuvre. « Les idées peuvent empoisonner ou activer, fermer ou ouvrir des possibles » (p. 140) : sans cette foi dans les idées et dans leur pouvoir, il ne reste qu’à attendre l’apocalypse !

Quel destinataire ?

Mais la question reste ouverte de savoir d’où viendra la métamorphose attendue. Autrement dit, à qui s’adresse l’interpellation lancée par Isabelle Stengers. Au grand public ? Mais, on l’a rappelé, il a perdu le contact avec la science en train de se faire, et il est sans doute beaucoup plus perméable à l’idéologie que ne le déclare l’auteur. Aux scientifiques ? Mais Isabelle Stengers ne cesse d’énumérer les obstacles innombrables qui leur interdisent de se laisser troubler par les questions du grand public. À cette communauté d’ « alliés libres » souhaitée par l’auteur ? Mais qui lui permettra de se former ? Et quels pourront en être les membres ?

À ces interrogations s’ajoute une difficulté majeure, que Thierry Drumm, en présentant l’opuscule de William James, soulève sans probablement en avoir pris conscience. Il cite en effet ces phrases du philosophe américain : « Telles sont les règles du jeu professoral : ils pensent et écrivent entre eux et pour eux exclusivement […] Il y a une véritable peur de la popularité. La simplicité de l’exposé est jugée synonyme de vacuité et de superficialité » (p. 165).

Je crains fort que ces mots ne concernent aussi Isabelle Stengers, épistémologue brillante, mais dont la phrase complexe risque de n’être transparente que pour les agrégés de philosophie. Et je crains davantage encore que cet ouvrage, dont le contenu relève incontestablement de l’urgence, ne soit en définitive « un livre pour personne »

Philippe Granarolo

 

Crédit photo, Flikr: djwtwo

 

-1- La Nouvelle Alliance / Métamorphose de la science, par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Paris, Gallimard, 1980.

-2-  « Or ce vivant paradoxe qu’est l’homme de science a récemment été saisi en Allemagne d’une hâte soudaine, comme si la science était une fabrique où chaque minute perdue entraînait une sanction. » (Première Inactuelle, § 8, Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome II, volume 1, Paris Gallimard, 1990, p. 56). On trouvera de multiples occurrences de cette thèse dans la seconde Inactuelle, mais également dans Aurore, dans le Gai Savoir, et dans l’ensemble de l’opus nietzschéen.

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