Dissolution du lien social : diagnostic et propositions
20 décembre 2011
Un constat déjà bien ancien
Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée du dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon La société des égaux [1], troisième volet d’une riche interrogation sur les mutations de nos démocraties. Rappelant dès les premières lignes de sa préface une phrase de Lammenais prononcée en 1820 (« Il n’y a plus de société »), Rosanvallon inscrit la crise du lien social dans l’évolution de l’individualisme contemporain.
Fallait-il se restreindre à notre époque ? L’individualisme est déjà dénoncé dans les formules très fortes d’un romantique allemand aujourd’hui oublié qui, au retour d’un voyage à Paris au début du XIXe siècle, déplorait le spectacle d’un monde où « personne ne connaissait personne », pour conclure : « Je compris comment l’habitant d’une grande cité, balloté par les vagues d’une foule toujours en mouvement, est amené si facilement à ne poursuivre que les impulsions de son intérêt égoïste. » [2]
La lecture de Refaire société soulève ainsi une première interrogation : n’est-il pas plus pertinent d’inscrire le délitement du lien social dans le « temps long » de nos sociétés et d’identifier le moment historique que nous vivons comme l’étape d’un vaste processus commencé il y a bien longtemps, que de conduire, comme l’ont fait les auteurs de cet ouvrage, des analyses sociologiques concentrées sur l’époque contemporaine ?
Eléments de diagnostic
On ne reprochera pas au livre son caractère quelque peu hétéroclite. Les manifestations de la crise du lien social étant multiples, il n’est pas absurde qu’elle se manifeste, selon les textes de cet ouvrage, sous la forme de phénomènes sociaux différents. Davantage que cette diversité d’approches, la pluralité des grilles conceptuelles utilisées peut troubler le lecteur. Il paraît impossible, au terme de cette lecture, de rassembler en un paysage cohérent les diagnostics et solutions tracés par les uns et les autres.
Le nouveau statut de l’individu
Pierre Rosanvallon nous explique dans sa préface qu’ « on ne naît pas « individu autonome » ; on le devient au terme d’une construction, juridique, sociale et politique » [3]. Robert Castel, auteur du premier chapitre a pour tâche d’illustrer et d’approfondir cette thèse indiscutable. Nos sociétés auraient ainsi « bifurqué » depuis les années 1970, négligeant de plus en plus le rôle qu’elles doivent remplir sur le plan des conditions d’accès à l’autonomie qu’il s’agit de mettre en place. Apparaît alors un « précariat » (ce néologisme intéressant est l’invention de Robert Castel) aboutissant à une véritable monstruosité de notre société qui « demande le plus à ceux qui ont le moins » [4].
Le sociologue a l’honnêteté de remarquer que ces transformations « invalident certaines catégories d’individus, mais en valorisent d’autres ». Une question s’impose alors : toute organisation sociale n’est-elle pas condamnée à valoriser certains de ses membres au détriment de certains autres, l’utopie d’un modèle social traitant également tous ses membres ayant démontré à la fois son caractère fictif et ses inévitables implications totalitaires ?
Donner un statut juridique à nos entreprises
L’article le plus original de l’ouvrage est très certainement le texte sur l’actionnariat de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel. Les auteurs y déplorent le vide juridique qui entoure l’entreprise, que l’on confond trop souvent avec le capitalisme ou avec les sociétés de capitaux. Ils rappellent que le capitalisme peut fort bien se passer de l’entreprise et que les sociétés de capitaux ont existé longtemps avant la naissance des entreprises, naissance qui se situe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Selon eux, on a soumis à la « corporate governance » des structures qui devraient relever d’un tout autre type de régime. Rien ne justifie la situation actuelle de ces entreprises dont les dirigeants sont soumis à la tutelle des actionnaires et forcés de poursuivre les objectifs de la rentabilité immédiate. « Requalifier l’entreprise » serait alors le seul chemin permettant de corriger les anomalies actuelles aux terribles conséquences.
Une inquiétante prévision
Le texte de Christian Baudelot, qui traite du retour de l’héritage aux dépens de la méritocratie républicaine, est tout aussi intéressant. Il y reprend une formule forte de Thomas Piketty et l’illustre : « Le rentier et le spéculateur dominent le cadre et l’entrepreneur : le passé dévore l’avenir ». Baudelot nous prévient ensuite que si rien n’est fait dans les années à venir, la France de 2050 pourrait ressembler à ce qu’elle était en 1820 : un pays frileux et vieillissant. Et s’il est vrai que le sort qu’une société réserve à sa jeunesse est l’un des indicateurs les plus fiables de sa confiance en l’avenir, la nôtre, en redevenant une « société de rentiers », témoignerait de son involution.
Crise économique ou crise des valeurs ?
Cet ouvrage a pour principale limite de tenir l’individu et sa promotion pour un objet de consensus. Lorsque Robert Castel répertorie les conditions à réunir pour que s’épanouisse un « individu à part entière »[5], il oublie le fait qu’un tel objectif ne cesse de soulever d’innombrables objections, notamment à gauche. Devenir individu a pu apparaître comme un but rassembleur dans les années 80, ainsi que l’avait montré Alain Ehrenberg dans Le culte de la performance [6]. Mais il a suffi qu’une crise économique accroisse nos difficultés pour que vole en éclat ce fragile consensus. Le grand Georges Orwell, dans une formule à la fois géniale et elliptique, avait tout résumé en écrivant : « L’ennui, avec les compétitions, c’est que quelqu’un les gagne ».
Philippe Granarolo
[1] La société des égaux, Paris, Le Seuil, septembre 2011.
[2] Clemens Brentano, Bilder und Gespräche aus Paris, texte de 1827 cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, Paris, Armand Colin, Collection « U », 1963, p. 196
[3] Refaire société, p. 9.
[4] « Les ambigüités de la promotion de l’individu », Ibidem, p. 23.
[5] Cf. « Les ambigüités de la promotion de l’individu », Ibidem, p. 15.
[6] Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
Crédit photo, Flickr: equinoxefr
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