Du libéralisme en pays socialiste
Anthony Escurat | 08 avril 2015
Du libéralisme en pays socialiste
Par Anthony ESCURAT
Le moins que l’on puisse dire c’est que le libéralisme n’a jamais eu très bonne presse dans l’Hexagone. Honni par les uns, vilipendé par les autres, attaqué parfois ad hominem, et ce sans que l’on sache véritablement les thèses qu’il épouse ni les réalités qu’il recouvre. Le libéralisme est pourtant bien moins présent dans la société française que nos élites et les médias le laissent penser. Délaissées par une droite qui n’a jamais su trop quoi en faire, préférant le confort – électoral – du conservatisme et de l’étatisme, les idées libérales semblent resurgir aujourd’hui… par la gauche de l’échiquier politique. Une révolution culturelle silencieuse serait-elle en train de s’opérer (enfin) au pays de Jaurès ?
L’antilibéralisme : un mal français
Le même refrain est souvent entonné à gauche comme à droite depuis plusieurs décennies : la France aurait cédé aux sirènes du libéralisme ! Pis, ce cheval de Troie de l’impérialisme anglo-saxon serait la cause de tous nos maux : mondialisation, concurrence, individualisme, communautarisme, déclin, immigration, etc. Dans ce contexte, si le libéralisme a bien réussi une chose dans notre vieux pays, c’est faire l’unanimité contre lui. Retour en arrière.
L’antilibéralisme puise ses racines dans l’histoire de France. À l’inverse des pays anglo-saxons, ce ne sont pas les élites des affaires mais les élites intellectuelles d’abord, administratives ensuite, qui ont en France profondément influencé la vie politique. Les Lumières hier, les énarques aujourd’hui. Comme le soulignait Raymond Boudon, bien qu’elles ne soient pas insensibles à ses idéaux, ces élites intellectuelles et administratives partagent une « réticence » commune à l’égard du libéralisme. Une réticence qui trouve sa source notamment dans le poids traditionnel de l’État, Léviathan omnipotent. De ce culte voué à la chose publique naquît dans l’Hexagone une défiance à l’égard d’un libéralisme qui, agissant concurremment à l’État, serait suspecté d’aller à l’encontre de la volonté générale. Une volonté générale sacralisée depuis Jean-Jacques Rousseau et gravée, aujourd’hui encore, dans le marbre constitutionnel.
Cette spécificité politique française se conjugue à une vision planificatrice de l’économie, unique dans les pays de l’OCDE. Des politiques colbertistes aux plans industriels d’Arnaud Montebourg en passant par les grands programmes du général de Gaulle ou le grand emprunt de Nicolas Sarkozy, l’État impulsa chacune des étapes décisives de notre histoire économique. Ce faisant, bien que cette tendance semble aujourd’hui s’éroder, l’antilibéralisme trouve en France une résonnance particulière. Cette exception française est d’autant plus singulière qu’elle essaime sur tout l’éventail politique. De l’extrême gauche à l’extrême droite, aucun parti ne prenant le risque de porter haut le drapeau libéral. Signe d’un antilibéralisme profondément ancré dans notre code génétique.
La gauche et le libéralisme : « je t’aime, moi non plus »
À l’inverse des gauches allemande et britannique, le Parti socialiste n’est jamais pleinement parvenu à faire sien le libéralisme. Jacques Delors, le premier, s’y essaya en 1983 lorsqu’un gouvernement Mauroy acculé se résigna à abandonner sa politique de relance et de nationalisations. De sa citadelle de Bercy, ce « père la rigueur de gauche » engagea un programme de réformes non-étatiste, posant les prémices d’un social-libéralisme à la française. Non sans peine, il réussit à l’époque l’exploit de convaincre le PS de s’arrimer à une économie de marché alors galopante.
Malgré ses efforts, la parenthèse sociale-libérale qu’il entrouvrit se referma très vite derrière lui, l’establishment solfériniste n’assumant jamais pleinement cet héritage. À Bruxelles, le créateur de l’Acte unique européen trouva des oreilles plus attentives. Quelques années plus tard, Michel Rocard alors à Matignon essuya la même déconvenue. De sa célèbre formule empruntée à Michel Crozier (« il ne s’agit pas de faire moins d’État mais mieux d’État »), il ne parvint pas à opérer la mue d’un Parti socialiste qu’il considérait déjà « archaïque » avant l’élection de François Mitterrand, emmailloté dans ses contradictions et pris dans l’étau de ses multiples courants.
Près de trente ans plus tard, la synthèse kafkaïenne socialiste n’a – hélas ! – pas pris une ride : les gouvernements Ayrault et Valls ayant repeint le salon Murat du camaïeu de rose qui habillait déjà le 10 rue de Solferino. De Benoît Hamon à Manuel Valls en passant par Aurélie Filippetti et Emmanuel Macron, autant de symboles d’une gauche adolescente, continuellement encalminée dans ses querelles byzantines. Résultat : au gouvernail du bateau France, une majorité en perpétuelle cohabitation avec elle-même et un libéralisme toujours conspué, jamais assumé.
Dans la pratique, le PS est pourtant moins antilibéral qu’il n’y paraît. Dans son dernier ouvrage, Jack Dion rappelle ainsi que c’est bien la gauche qui, en 1984, mit en place la première loi bancaire de la zone OCDE mettant un terme à la séparation entre banques d’affaires et banques de dépôt. C’est aussi la gauche qui, deux ans plus tard et sous la houlette de Pierre Bérégovoy, ouvrit la voie à la dérèglementation financière. C’est encore la gauche qui, au gouvernement, ratifia l’ensemble des traités européens, pourtant porteurs de gênes libéraux si souvent exécrés dans l’opposition par les héritiers de Jean Jaurès. C’est enfin un trio d’hommes de gauche qui, durant la crise, dirigeait les principales institutions financières internationales peu suspectes d’accointances marxistes : Pascal Lamy à l’OMC, Jean-Claude Trichet à la BCE et Dominique Strauss-Kahn au FMI. Ce dernier incarnant alors, rappelons-le, le grand espoir du PS dans la course à l’élection présidentielle ; finalement supplanté – à la faveur de circonstances exceptionnelles – par François Hollande, l’ « ennemi de la finance ». Preuve que la gauche demeure une source inépuisable de contradictions…
Dans ce maelström, s’il y a un homme qui n’a jamais caché son inclinaison libérale (et n’en a jusqu’à présent jamais dévié), c’est bien Manuel Valls. Celui qui s’oppose aujourd’hui vigoureusement aux « frondeurs » en a lui-même longtemps été un. Prônant notamment de changer le nom d’un Parti socialiste « passéiste », quitte à frôler l’expulsion sous les oukases de Martine Aubry, alors Première secrétaire et aujourd’hui mère de tous les « frondeurs ».
Plus récemment, en déclarant son « amour pour l’entreprise » aux dernières universités d’été du Medef, Manuel Valls – devenu Premier ministre mais naviguant toujours à contre-courant de la doxa socialiste – n’a pas manqué de s’attirer les foudres de son camp. Applaudi à Jouy-en-Josas et hué à La Rochelle en l’espace d’une semaine, le locataire de Matignon s’inscrit ainsi dans la lignée de Jacques Delors et Michel Rocard, minoritaires dans leurs propres rangs. De « social-libéral » à « social-traître », il n’y a qu’un pas que l’ancien maire d’Évry a, selon de nombreux hiérarques socialistes, franchi à grandes enjambées. Non sans provocation.
Se pose dès lors à l’hôte de Matignon – qui n’est pas sans rêver de l’Élysée – une question cruciale : comment parvenir, fort de ses idées libérales, à prendre le Parti socialiste par sa droite ? Au Royaume-Uni, c’est dans l’opposition que Tony Blair avait conquis un Parti travailliste alors en pleine léthargie et imposé sa troisième voie. Si François Hollande échoue en 2017, Manuel Valls aura l’opportunité de prendre le contrôle de sa famille politique et de la réformer en profondeur. Au risque de la faire exploser. Mais l’ancien ministre de l’Intérieur, conscient de la nécessité de cet aggiornamento, l’a déjà prévenu : « si la gauche ne se réinvente pas, elle peut mourir ». À bon entendeur…
Le rendez-vous manqué de la droite avec le libéralisme
Par-delà les contradictions de la gauche, un constat s’impose également de l’autre côté de l’échiquier politique : la greffe entre la droite et le libéralisme n’a jamais vraiment pris. Lors de la première cohabitation de la Vème République, le gouvernement de Jacques Chirac s’y est pourtant essayé, surfant sur la vague impulsée à l’époque par Ronald Reagan outre-Atlantique et Margareth Thatcher outre-Manche. Néanmoins, de ces modèles, la droite française n’en a alors importé que l’écume ; le tournant libéral du Premier ministre RPR de François Mitterrand se heurtant à l’hostilité d’une partie des Français et de ses troupes.
Quelques années plus tard, Alain Madelin, ministre des Finances ouvertement libéral d’Alain Juppé, fut contraint à la démission après seulement quelques semaines d’exercice de ses fonctions, balayé par son projet de remise en cause des minima sociaux. Candidat malheureux de l’élection présidentiel de 2002, ses idées libérales ne recueillirent qu’à peine 2,7% des suffrages.
Bien que des personnalités comme Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé ou plus récemment François Fillon aient exprimé çà et là des appétences libérales, force est de constater que la droite française n’est jamais parvenue à se départir de l’interventionnisme étatique qui caractérisait le RPR à ses premières heures.
Des Français plus libéraux que leur classe politique
N’en déplaise aux paranoïaques de tous bords, la France est donc loin d’être ultra-libérale. En témoignent des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires parmi les plus élevés de la zone euro, auxquels s’ajoutent un code du travail obèse, une inflation législative chronique et une élite politico-économique issue, pour bonne part, des grands corps de l’État et unie autour du consensus interventionniste. En d’autres termes, derrière la main invisible du marché si fustigé se cache le bras d’une puissance publique omniprésente.
Or, comme l’explique Dominique Reynié, la société civile hexagonale s’avère, quant à elle, « traversée de velléités libérales ». Une analyse partagée par Robin Rivaton dans son dernier ouvrage pour qui les Français ont opéré, depuis le début des années 2000, une véritable « révolution culturelle » ; changeant, selon l’économiste, leur regard sur l’entreprise, l’argent ou même la mondialisation. Des aspirations de renouveau qui, malheureusement, se fracassent sur le conservatisme d’une classe politique droguée au « social-étatisme ». Reste à savoir si les Français sauront lui imposer un sevrage, aujourd’hui plus que jamais nécessaire…
Crédit photo : Serge Melki / Flickr
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