«Égalité et citoyenneté» : un résumé liberticide des grands maux français
Christophe de Voogd | 24 octobre 2016
Pour Christophe de Voogd, professeur d’histoire à Sciences Po, le projet de loi du gouvernement, voté mardi dernier au Sénat, menace notre unité nationale, déjà fortement fragilisée.
Le vote de la loi égalité et citoyenneté mardi dernier au Sénat, fût-ce dans une version très remaniée, invite à revenir sur cette initiative gouvernementale destinée à répondre aux «attentats de 2015 (qui) ont mis au jour des fractures anciennes de la société française qui continuent de se creuser». Or force est de constater que nous sommes en présence d’une nouvelle et triste illustration des principaux travers de notre démocratie, aggravés par l’idéologie militante de «l’égalité réelle» qui inspire explicitement la loi.
Inflation législative
Tout d’abord, notre propension incorrigible à l’inflation législative: non seulement une énième loi dans un pays submergé de normes, mais un véritable fourre-tout, un «cabinet des curiosités» selon le mot d’un sénateur, pour ne pas dire un inventaire à la Prévert: service civique, activités associatives, politique du logement, lutte contre la discrimination, mais aussi répression des sites Internet anti-IVG, de la négation des génocides et… interdiction de la fessée! Et voilà comment un texte initial de 41 articles est passé à 71 et même à 217 dispositions, si l’on compte les innombrables alinéas ajoutés. Y compris par le gouvernement, dont l’amateurisme se mesure à l’introduction de plusieurs amendements pour réparer ses propres «oublis». Rappelons l’avertissement de Churchill: «Si vous avez dix mille régulations, vous détruisez tout respect pour la loi.»
Le sacrifice de la liberté
Ensuite, la perpétuelle inégalité de traitement entre secteur public et secteur privé: ainsi le nouveau congé pour responsabilité associative ne sera pas rémunéré dans les administrations mais il pourra l’être dans les entreprises. On entend déjà les revendications syndicales. Ainsi encore de la non-discrimination des recrutements selon la nationalité, imposée au secteur privé, mais dont sont largement dispensées l’administration et les entreprises publiques. Curieusement la gauche ne proteste jamais contre cette «discrimination» et cette «inégalité» – là. Mais la droite est, elle aussi, bien silencieuse, tant le mythe de «l’intérêt-général-incarné-et-garanti-par-l’Etat» est ancré dans notre culture politique.
Enfin et surtout, le sacrifice de la liberté sur l’autel de «l’égalité réelle»: l’élargissement inouï de la notion de discrimination, le renforcement tous azimuts de l’arsenal répressif, la reprise en main de la politique du logement par l’État, tout trahit une vision paternaliste et autoritaire d’une société que l’on «forcera d’être libre», selon le mot terrifiant de Rousseau. Où régnera plus que jamais le «despotisme doux» annoncé et dénoncé par Tocqueville. Où, comme le prouvent les résultats si inégalitaires de notre école si égalitaire, les plus défavorisés se verront enfermés dans leur condition de départ, tandis que les insiders multiplieront les stratégies de contournement.
La judiciarisation des rapports sociaux
Et où, encore plus délétère, s’annoncent la judiciarisation intégrale des rapports sociaux et la multiplication des contentieux contre tous ceux suspects, vis-à-vis d’un tiers, de tenir compte de «son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur (?) , de son patronyme, de son lieu de résidence, de son état de santé, de sa perte d’autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée» (ouf!) ;
Sans doute le Sénat a-t-il voulu freiner cette dérive liberticide en éliminant certaines dispositions «abracadabrantesques» ; mais il a été fort mal inspiré d’en rajouter en matière de délit de presse pour diffamation: sujet qui n’avait rien à faire ici et qui a suscité l’émoi, au moins partiellement justifié, de toutes les rédactions. Nouvelle preuve, après le vote massif par la droite des dispositions aussi vastes que vagues de la loi sur le renseignement, du peu de cas que l’on fait des libertés fondamentales dans notre pays.
Comme le prouve aussi cette autre atteinte à la liberté d’expression entérinée par le même Sénat en matière de «négation, minimisation ou banalisation outrancière (?)» des génocides et crimes contre l’humanité. L’on croyait le temps des lois mémorielles révolu depuis une décision capitale du Conseil constitutionnel en 2012. La rédaction très complexe du nouvel article (38 ter) inséré à ce sujet crée une nouvelle insécurité juridique. Au risque de rallumer «la guerre des mémoires» qui fit rage dans les années 1990-2000. Au risque, là encore, de multiplier les contentieux, d’ailleurs facilités par l’élargissement du droit de poursuite donné aux associations. De plus, dans cette France de «l’égalité réelle», le danger s’annonce d’une rupture d’égalité dans le respect des différentes mémoires, comme on peut déjà le voir dans plusieurs manuels scolaires, dans la lignée de la loi Taubira de 2001 et de sa condamnation sélective de la traite et de l’esclavage imputables aux seuls Occidentaux.
Ce n’est pas tant l’historien qui s’inquiète ici de cette menace pesant à nouveau sur sa liberté d’expression et de recherche. C’est le citoyen qui s’alarme. Car, en créant toutes les conditions hobbesiennes d’une «guerre de tous contre tous» – État contre individu, État contre collectivités locales, majorité contre minorité, minorités contre minorités, et mémoires contre mémoires – cette loi va contribuer à défaire encore un peu plus ce qui restait de notre unité nationale. C’est-à-dire aboutir au résultat exactement contraire à son but proclamé.
(Article initialement publié sur Le Figaro le 18 octobre 2016.)
« Crédit photo Flickr: krytofr»
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