Erdogan : le sultan ?
Fondapol | 25 juillet 2014
Erdogan : le sultan ?
Le 10 août prochain se déroule le premier tour de l’élection présidentielle turque. L’actuel Premier ministre est donné gagnant avec près de 56% des voix, selon divers instituts de sondages. Cette nette avance est attribuée au manque de leadership de l’opposition ; mais plus encore, elle est le fait de la personne même d’Erdogan, que ses partisans, comme ses détracteurs, surnomment volontiers « le sultan ». Sa victoire, si elle a lieu, marquerait un tournant majeur dans la politique de ce pays : le kémalisme serait en voie de disparition pour faire place à un Etat islamique dirigé par un seul homme. Et si l’Empire ottoman réapparaissait?
Le nouvel Atatürk ?
A l’instar de celui que l’on surnomme couramment Atatürk (père des Turcs), Erdogan dispose d’une popularité exceptionnelle, si bien que s’il remporte l’élection, il se sera maintenu au pouvoir aussi longtemps que le fondateur de la République. Plusieurs facteurs expliquent l’engouement populaire qu’il suscite. D’abord son charisme et sa force de caractère, ayant contribué à une certaine stabilité politique. Ses origines modestes ont également permis au peuple de s’identifier à lui : issu d’un milieu populaire, il s’est fait le porte-parole des « sans voix », c’est-à-dire les masses musulmanes pieuses d’Anatolie méprisées par les élites dirigeantes kémalistes[1]. Durant ses différents mandats, il a permis à l’islam et à la tradition turque de s’exprimer de nouveau plus librement. Quant aux conditions économiques, elles constituent sûrement le facteur le plus important : il est considéré comme l’artisan du développement économique turc[2]. Enfin, il a su renforcer la fierté nationale et a fait de son pays un acteur régional et global majeur. Erdogan semble ainsi marcher sur les pas de Mustafa Kemal dit « Atatürk », ce dernier ayant été considéré comme le « sauveur » face à l’effondrement de l’Empire ottoman et au dépeçage de la Turquie par les puissances européennes qui s’amorçait alors. Aujourd’hui Erdogan est peut être considéré, dans un monde où l’économie est reine, comme le « sauveur » de la Turquie, celui qui lui permettra de retrouver sa puissance perdue. Ainsi, pour Dorothée Schmidt, spécialiste de la Turquie, seules les prémices d’une crise économique pourraient lui faire perdre des voix importantes[3].
Deux visions différentes mais un but commun : le retour de la « grande Turquie »
Si Mustafa Kemal disposait d’une aura si forte, c’était en partie dû à la nouvelle idéologie qu’il portait visant à faire de la Turquie une rivale potentielle de l’Europe. Pour ce faire, il a voulu rompre avec le passé ottoman et avec la place de la religion dans la société, cette dernière ayant, à ses yeux, œuvré au déclin de l’Empire[4]. Il a alors lancé la Turquie dans un processus d’occidentalisation et de laïcisation, sur un modèle d’inspiration française. Aujourd’hui, Tayyip Erdogan revient en partie sur cet héritage et souhaite réintégrer la religion au sein de l’Etat, qui, pour lui, est la clé pour que la Turquie redevienne une grande puissance : c’est ainsi qu’il a réautorisé le port du voile à l’université, interdit le rouge à lèvres pour les hôtesses de la Turkish Airlines, de s’embrasser dans les métros ou encore mis en place un contrôle sur la vente de l’alcool. Un glissement politique s’effectue ainsi : on passe du kémalisme à l’islamisme, le but étant que la Turquie, qui a dominé une partie du monde sous l’Empire ottoman, recouvre sa puissance.
Vers le régime d’un seul homme
Fort de sa popularité, le futur (?) Président Erdogan disposerait d’un nouvel atout : la légitimité populaire, car, pour la première fois en Turquie, le président sera élu au suffrage universel direct. La Constitution de 1982, telle qu’elle est définie, ne lui attribuerait que des fonctions honorifiques. Erdogan a néanmoins fait savoir, au long de sa campagne, que, s’il est élu, il établira une nouvelle Constitution conférant au président des pouvoirs importants : le système ne serait plus parlementaire mais semi-présidentiel. Il a ainsi affirmé que « le prochain président ne sera pas un président protocolaire, mais un président qui sue, qui court et qui travaille dur »[5], qu’il y aurait « une nouvelle Constitution pour une nouvelle Turquie (…) une nouvelle Constitution signifie un nouvel avenir »[6] : s’agirait-il d’un avenir en tant que puissance musulmane, régionale et globale dont le pouvoir et l’influence s’étend sur ses voisins, d’une Turquie dont le destin est conduit par un seul homme ?
La Turquie d’Erdogan à l’épreuve de l’UE
Malgré tout, l’autoritarisme d’Erdogan est dénoncé par beaucoup dans le pays : il a limogé l’appareil judiciaire, remis en cause la laïcité et rogné sur les libertés fondamentales. Ainsi les plus grands défenseurs de la démocratie, de l’Etat de droit et de la laïcité voient notamment en une adhésion à l’UE un moyen de pallier la toute puissance du « sultan »[7], tandis qu’une non adhésion conduirait à un éloignement de la démocratie et des principes qu’elle véhicule. La voie européenne et les réformes qu’elle impose représentent la meilleure garantie de liberté d’expression et de développement pour l’islam politique turc, tandis qu’un nouveau rejet pourrait conduire à une radicalisation de la Turquie d’Erdogan, nationaliste et fière, celle-ci se sentant humiliée. Cela l’amènerait, sans nul doute, à se tourner davantage vers ses voisins musulmans au détriment de cet Occident « chrétien ». Et si le prochain concurrent de l’Europe était cette Turquie prospère, s’affirmant de plus en plus sur la scène internationale et regardant de plus en plus vers les territoires de son ancien Empire, aspirant au rôle de nouveau leader en devenir du monde musulman et de l’Orient ?
Margaux Magalhaes
Crédit photo : World Economic Forum
[1] Laure Marchand, Erdogan en route pour la présidence turque, le Figaro, 1er juillet 2014.
[2] Erdogan a apporté au peuple un niveau de vie qu’il n’avait jamais connu, a permis le retour de la croissance, triplé le revenu moyen, ou a encore ouvert aux classes populaires l’accès à la santé.
[3] Orhan Coskun, Turkish ruling party to name presidential candidate next week, Reuters, 24 juin 2014.
[4] Alexandre Del Valle, La Turquie dans l’UE : « rempart contre l’islamisme » ou mort programmé du système kémaliste laïque ?, Géoéconomie, Edition Choiseul, n° 48, 2009.
[5] Erdogan entre en campagne et promet une nouvelle Turquie, Le nouvel observateur, 11 juillet 2014.
[6] Turquie : Erdogan veut renforcer la fonction présidentielle, le Monde, 11 juillet 2014.
[7] Le processus d’adhésion à l’Union européenne entrainant, avec le respect des critères de Copenhague établis en 1993, des réformes internes importantes afin que le futur adhérant soit, entre autre, une démocratie à part entière respectant les droits fondamentaux de ses citoyens.
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