Est-il rationnel de voter ?
27 août 2013
Est-il rationnel de voter?
Tarik Tazdaït et Rabia Nessah, Le paradoxe du vote, EHESS, 2013.
L’ouvrage de Tarik Tazdaït et de Rabia Nessah : « Le paradoxe du vote » (EHESS, 2013) se penche sur la question de la participation aux élections. Ce paradoxe provient de l’interrogation suivante : alors qu’une élection rassemble un grand nombre de votants, pourquoi un individu se rend-il tout de même au bureau de vote conscient du fait que son action n’aura qu’une faible chance d’influencer le résultat final ? Les auteurs se proposent d’analyser cette problématique à travers la théorie néoclassique du choix rationnel.
Downs et l’école du « Public Choice »
La rencontre de la pensée économique et de la science politique a permis de concevoir les phénomènes politiques en termes de choix rationnels. L’école du « Public Choice » a eu un rôle particulièrement innovant en la matière. Le citoyen, considéré comme « un consommateur », adopte un comportement qui peut faire l’objet d’une étude de marché. Dans le même sens, l’économiste Downs applique au comportement des électeurs les méthodes d’analyse économétrique basées sur le choix rationnel. Le citoyen vote en vue de maximiser ses gains sur un marché politique. Gordon Tullock (1967) en tire une formule algorithmique. Selon ces deux économistes c’est la probabilité d’influencer le vote qui motive l’électeur à se déplacer. Si elle est inférieure au coût du vote, il ne se déplacera pas, si elle lui est supérieure, il se déplacera.
Si la théorie de Downs ne sera jamais vraiment vérifiée dans la pratique, elle ouvre, néanmoins, la voie à une réflexion sur les effets de l’incertitude en politique.
Les motivations rationnelles à voter
Les études suivantes vont s’attacher à rendre la théorie de Downs plus conforme aux études empiriques. Le devoir civique (Tullock, 1967), « l’illusion cognitive » qui fait croire à l’électeur qu’il peut influencer l’élection (Karl Dieter Opp 2001), la réputation de « bon citoyen » (André Blais, 1996) sont des tentatives d’explication du paradoxe du vote. La critique en souligne pourtant les limites soient qu’elles ne révèlent rien de nouveau sur le paradoxe du vote soient qu’elles complexifient l’algorithme de départ à un niveau « pathologique [JD1] » sans pour autant faire correspondre la théorie aux données de terrain.
Les motivations émotionnelles
Sans quitter le champ de l’économétrie, John Ferejohn et Morris Fiorina (1974) déplacent la théorie sur le terrain des émotions. L’électeur est, selon eux, motivé par la recherche d’une sécurité affective qui prend la forme d’un comportement de minimisation maximale du regret. Dans ce même ordre d’idée Nicolaus Tideman (1985) parle d’un choix électoral qui veut éviter le remords pour tendre vers l’allégresse. Mais pour ces auteurs attachés à la tradition utilitariste de l’intérêt individuel, la définition qu’ils retiennent de l’émotion est trop restrictive pour rendre leur approche pleinement satisfaisante.
La théorie des jeux
Le recours à la théorie des jeux est une autre tentative pour élargir le cadre de la réflexion et introduire plus de souplesse. En prenant en compte les interactions entre électeurs, certains auteurs ont mis à jour le « vote stratégique » variant en fonction des programmes ou des candidats ainsi que de l’accès à l’information. Le recours à un nombre important de variables exogènes rend la théorie moins pertinente et pousse certains auteurs vers la notion plus satisfaisante de « l’électeur éthique » attribuée à John Harsanyi (1980).
Les motivations morales
La notion « d’électeur éthique » rejoint celle du « vote expressif ». Pour sortir du postulat égoïste de l’intérêt individuel, William Riker et Peter Ordershook (1968) vont distinguer l’intérêt marchand de l’intérêt politique et postuler que ce dernier est fondamentalement altruiste. Si la thèse de « l’électeur éthique » avait été critiquée pour son inefficacité empirique, la thèse du « vote expressif » est considérée comme « révisionniste » par Thomas Christiano (2004) car elle s’écarterait trop du modèle de l’homo oeconomicus en réintroduisant la morale.
Choix rationnel et paradoxe du vote : une équation impossible à résoudre
On voit le souci des théoriciens du choix rationnel de proposer une formule intrinsèquement cohérente qui résoudrait de façon mathématique et vérifiable empiriquement la question du paradoxe du vote. L’ouvrage montre bien l’impossibilité des penseurs du choix rationnel de résoudre avec leur méthode algébrique une pareille équation.
Le recours à l’histoire pour expliquer le comportement de vote
Au contraire, les auteurs du présent ouvrage semblent tirer les conclusions qui s’imposent. Ce n’est pas par la seule théorie du choix rationnel et ses adaptations qu’il sera possible de résoudre ce paradoxe, il faut pour cela élargir le cadre théorique. C’est pourquoi le dernier chapitre s’attache aux théories relatives à l’apprentissage par renforcement, développées notamment par Satoshi Kanazawa (1998, 2000). Le comportement de vote varierait aussi en fonction de comportements passés. Cette approche qui donne plus d’importance à l’histoire et à la mémoire reste, néanmoins, difficile à vérifier sur le terrain. Des notions comme l’apprentissage ou l’altruisme gagneraient à être précisées.
Limites de la pensée libérale ?
De façon plus générale, cet essais concis et précis, met bien en valeur la difficulté d’une certaine pensée libérale fondée sur l’intérêt individuel à expliquer des phénomènes politiques notamment le paradoxe du vote. Confiants néanmoins, dans la capacité de la pensée théorique issue du choix rationnel à trouver une explication à ce comportement collectif, les auteurs suggèrent d’élargir la réflexion au temps et aux comportements altruistes. Entre l’intérêt individuel et le désintéressement, l’explication du paradoxe du vote se situerait entre les deux.
François de Laboulaye
Crédit photo : Flickr, Infrogmation
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