Etats-Unis : une histoire de la discrimination positive ?

19 août 2014

16.05.2014Etats-Unis : une histoire de la discrimination positive ? 

La 17 mai 1954, la Cour Suprême des Etats-Unis rendait sa décision Brown v. Board of Education[1], par laquelle elle déclarait inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans l’enseignement public américain. Cette décision, marquant une étape symbolique dans l’histoire américaine s’est traduite par de nombreuses lois fédérales – notamment le Home Mortgage Disclosure Act [2]– et des jugements successifs, qui mettront un terme à la ségrégation raciale de jure aux Etats-Unis.

De John Marshall Harlan à Thurgood Marshall : la lutte contre la ségrégation raciale

Des décennies auront été nécessaires pour diminuer drastiquement les discriminations dont étaient victimes certaines minorités en particulier les afro-américains. Dès 1896, le juge John Marshall Harlan n’hésite pas à manifester son opinion dissidente dans la décision Plessy v. Ferguson, qui déclarait la ségrégation raciale conforme à la constitution. Plus récemment, le juge Thurgood Marshall – premier homme de couleur à avoir siégé à la Cour suprême – avait défendu dès 1978 un programme dit de « préférences raciales » – autrement dit de discriminations positives – pour les étudiants minoritaires de l’enseignement supérieur public. Dans une décision Regents of the University of California v. Bakke (1978), il avait par exemple obtenu un quota (16 places sur 100) réservé à ces minorités au sein de l’Université de Californie Davis Medical School. Thurgood Marshall a longtemps mis l’accent sur le poids des discriminations passées. Dans les années 1970, la population noire américaine avait quatre fois plus de chances de vivre dans la pauvreté que la population blanche. Elle encourait également deux fois plus de risques de se retrouver au chômage. A son époque, T. Marshall n’envisageait pas la disparition de ces discriminations avant au moins 100 ans.

Trente ans plus tard, même combat

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui considèrent que les discriminations fondées sur l’origine ethnique aux Etats-Unis demeurent, en fait sinon en droit. Telle est la thèse défendue par Sheryll Cashin – ancienne greffière de la Cour Suprême, professeure à l’université de Georgetown – auteure de Place, not race : a new vision of opportunity in America[3]. Dans cet ouvrage, Cashin souligne la nécessité de repenser la lutte contre les discriminations dans le milieu scolaire. A cet égard, elle propose un nouveau type de discriminations positives visant à remédier à l’échec des méthodes fondées sur les quotas. Selon elle, le programme d’affirmative action élaboré par T. Marshal n’a eu pour effet que de bénéficier aux enfants riches de couleur et à la classe ouvrière blanche. Ce faisant, de telles mesures n’ont pas corrigé les désavantages réels dont souffrent certaines minorités. Pire, elles n’ont fait qu’entretenir un système profondément injuste masqué par une « diversité optique » empêchant les établissements scolaires à repenser les moyens de lutte contre les pratiques d’exclusion. Sheryll Cashin va jusqu’à affirmer que les discriminations positives ne doivent pas profiter à des minorités qui, de toute évidence, continue de souffrir de ségrégation raciale[4].

Nombreux sont d’ailleurs les Etats à avoir interdit par référendum les discriminations positives dans leurs universités. Ce droit a été reconnu par la Cour Suprême elle-même en octobre 2013, dans une affaire mettant en cause l’Etat du Michigan[5]. Dans sa décision Fisher v. University of Texas, la Cour Suprême avait déjà accepté que les universités n’aient recours aux discriminations positives qu’en dernier ressort dans le traitement des inégalités. Paradoxalement, l’interdiction d’utiliser l’appartenance à une minorité comme critère de sélection dans l’enseignement supérieur public semble avoir fait diminuer la part de ces dernières dans les universités concernées[6].

Un programme novateur fondé sur le lieu de résidence

Pour remédier à cette situation, Cashin propose un programme d’action fondé sur ce qui caractérise la ségrégation du XXIe siècle, c’est à dire le revenu et surtout le lieu de résidence. Selon elle, une aide doit être donnée aux élèves de toute race grandissant dans des quartiers économiquement défavorisés et fréquentant des écoles au taux de pauvreté élevé. Ce « coup de pouce » doit permettre à ces élèves d’être admis dans des collèges de niveau social plus élevé, et ainsi faire fonctionner « l’ascenseur social ». Le critère légitimant de telles actions n’est alors plus fondé sur la race ni sur la classe mais sur le lieu d’habitation, un postulat qui rappelle fortement les dispositifs de discriminations positives mis en place en France, notamment à travers le pôle « égalité des chances et diversité » de Sciences Po. Selon l’auteur, trois avantages découlent de ce changement de perspective :

–          Un tel tropisme permettra de faire évoluer l’histoire des discriminations aux Etats-Unis et de la rendre conforme à la réalité actuelle. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, les lieux sont fortement déterminés par l’origine ethnique. Ainsi, moins d’un tiers des enfants noirs et latinos vivent dans des quartiers dominés par la classe moyenne contre plus de 60% des enfants blancs et asiatiques. De même, les familles noires et latinos dont les revenus sont supérieurs à 75 000 dollars sont davantage présentes dans les quartiers au taux de pauvreté élevé que les familles modestes blanches dont les revenus ne dépassent pas 40 000 dollars par an ;

–          Les quartiers étant déterminés par l’appartenance ethnique, un tel programme permettrait d’aider les habitants ayant surmonté de nombreux obstacles au sein de quartiers pauvres ;

–          Cela permettrait enfin de remédier à des mesures dépassées et néfastes, alimentant les clivages.

Ces nouvelles mesures permettront également, selon Cashin, d’inclure les classes moyennes, souvent victimes des failles de la décision Brown. Elles encouragent l’intégration sociale et économique dans les quartiers à faible opportunité. Plus encore, l’auteur défend l’idée qu’il faudrait combiner ces nouvelles discriminations positives fondées sur le lieu de résidence avec des politiques dont l’objectif serait d’éliminer certaines pratiques déloyales – voire certains abus – dans l’octroi inapproprié d’aides basées sur des critères économiques ou sociaux.

Avec cet ouvrage, Sheryll Cashin entend mettre un terme à une série de mesures profondément conservatrices, ayant édifié et entretenu une élite de couleur aux côté d’une élite blanche, sans promouvoir de mobilité sociale. Et l’auteur de conclure par ces mots : “What we need is a politics of fairness, one in which people of color and the white people who are open to them move past racial resentment to form an alliance of the sane”.[7]

Sarah Nerozzi-Banfi

Crédit photo : Charlotte Hénard


[7] « Nous avons besoin d’une politique d’équité, une politique dans laquelle les gens de couleurs et les gens blancs ouverts à eux font évoluer le ressentiment du passé racial pour former une alliance de saint esprit ».

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