Éthiopie : Un développement à tout prix

François Pravongviengkham | 16 mars 2015

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Éthiopie : Un développement à tout prix

Nouveaux défis d’une puissance mondiale en devenir

Par François Pravongviengkham 

Les acronymes « BRICS, CIVETS, BENIVM[1] » sont aujourd’hui des serpents de mer dans les médias. On ergote autant sur le potentiel économique de ces pays, que sur leurs difficultés à conjuguer développement et protection des libertés civiles. Cette difficile articulation entre croissance échevelée d’un côté, et impératifs démocratiques de l’autre, est symbolisée par l’Ethiopie.

Le deuxième pays d’Afrique, avec 85 millions d’habitants entre pied à pied dans la modernité.  Ce « tigre africain » connaît depuis une décennie une croissance exponentielle et continue, en grande partie tirée de ses ressources hydrauliques. On ne compte plus les articles dithyrambiques sur ce nouveau « Far East »[2], dont la croissance oscille autour des 10% depuis près de 10 ans.

Derrière ce cache-sexe économique et cette apparente ouverture, l’Ethiopie n’a cependant pas rompu avec ses reliquats marxistes et sa centralisation excessive. Un simple arrêt à Addis-Abeba suffit à appréhender cette tension. On ne compte plus les routes, et autres édifices en construction. La nouvelle marotte des caciques éthiopiens : le Développement. Un développement qui subordonne et régente tout. Les éthiopiens ont pour obligation de remiser velléités émancipatrices et liberté civile  à demain… ou après-demain. Malgré des droits de l’Homme foulés au pied, on ne sent pas poindre de rébellion .Comment expliquer cette apathie dans la société civile éthiopienne ?

« La démocratie développementale », cache-sexe d’une reprise en main de la société éthiopienne

L’ancien Premier Ministre Meles Zenawi a été l’instigateur des grandes lignes directrices, qui structurent aujourd’hui la politique éthiopienne. On lui doit l’application du « développementalisme démocratique »[3]. Une doctrine politique et économique, dont les fondements reposent sur l’omnipotence du parti unique et sur un contrôle général de la société.   Tout groupe qui tendrait à entraver l’action du gouvernement est dès lors considéré, comme ennemi d’Etat. Le développement économique du pays a partie liée aux désidératas gouvernementaux. La contribution privée y étant dérisoire. La croissance du pays est d’ailleurs impulsée en grande partie par le secteur public, à travers de grands projets d’infrastructures, à l’instar du barrage de la Renaissance sur le Nil[4].

A mesure que les libertés se réduisent à peau de chagrin, les réussites sociales sont, elles, légions. A titre d’exemple, un taux de scolarisation quasi optimal, qui avoisine les 100% et la construction de nombreux hôpitaux à travers le pays.  Sous la direction du Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (FDRPE), au pouvoir depuis 1991, l’Ethiopie ambitionne de devenir le nouvel Eldorado en Afrique, en calquant son modèle de développement sur celui du Vietnam, et sa politique du Đổi mới[5]. Le gouvernement a fixé un cap, en souhaitant ériger l’Ethiopie au rang de pays à revenu intermédiaire d’ici 2025, à travers un plan quinquennal ambitieux, qui table à terme sur l’industrialisation du pays. Le premier ministre éthiopien, Hailémariam Dessalegn, dans la droite lignée de son prédécesseur, Zenawi, impulse en ce sens l’établissement et le développement de l’agro-industrie, seule capable de catalyser les exportations, générer des emplois, tout en absorbant le futur boom démographique du pays – 120 millions d’habitants d’ici à 2020 (40%).

Une opposition muselée et atone

Cette politique du « tout développement » a par ricochet, enfoncé un coin dans les libertés publiques, autrefois consacrées. A ce titre, l’Ethiopie voit sa place dégringoler au classement sur la liberté de la presse (143ème rang sur 180)[6]. La répression à l’endroit des journalistes ou toute force de proposition indépendante est systématique. En 2014, pas moins de 22 journalistes et blogueurs ont été inculpés et écrouées, en vertu de la loi antiterroriste et du code pénal éthiopien. [7] Mis sous l’éteignoir par le régime, de nombreux journalistes ont pris le chemin de l’exil. Le pluralisme est nié, la contradiction y est proscrite. Déjà atone, l’opposition au régime est aujourd’hui muette. En février, le gouvernement a remplacé sans coup férir à la tête du parti Unité pour la démocratie et la Justice,  Girma Seifu Maru, opposant historique, par des affidés proche du régime d’Addis-Abeba. Ces coups portés aux libertés publiques se multiplient dans un silence de mort. Aux vus et aux sus de la « communauté internationale », le gouvernement éthiopien pavoise. En effet, au nom de considérants géostratégiques et économiques, les puissances à mêmes d’influer sur Addis-Abeba et sa politique interne, se taisent et avalisent.

Une phase d’instabilité à prévoir

Le régime éthiopien a mis sa tête sur le billot, en s’accaparant la politique économique du pays. A l’instar de la Chine, il existe un consensus implicite entre population et régime. Le maintien au pouvoir de ce dernier est conditionné par une croissance continue, et par l’octroi d’avantages matériels substantiels pour la population. Si des réussites indéniables sont à mettre au crédit du régime, les indicateurs économiques traduisent un progressif ralentissement. L’inflation galopante et le chômage persistant (près de 30 % en 2011 et 40% en 2010)[8]  aliènent l’efficience des réformes entreprises par le gouvernement, et leurs retombées positives sur la population. Toute la logorrhée sur la « démocratie développementale » et les promesses de développement perdent de facto de leur efficacité.  Hailémariam Dessalegn est donc condamné à réussir le projet économique lancé par son prédécesseur Meles Zenawi, s’il veut assurer la stabilité du régime et la transformation de l’Ethiopie en puissance régionale pérenne.

Crédit photo : Roger Reuver

[1] BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ; CIVETS : acronyme inventé par Robert Ward de l’Economist Intelligence Unit, en 2009 groupant : Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte,  Turquie, Afrique du Sud ; BENIVM : Créé en 2013 par Laurence Daziano, maître de conférence à Sciences-Po Paris, BENIVM désigne le Bangladesh, l’Ethiopie, le Nigeria, l’Indonésie, le Vietnam et le Mexique

[2] Beaugé Florence, Ethiopie : nouveau Far East, Le Monde, 26 avril 2013 : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/04/26/ethiopie-nouveau-far-east_3167437_3212.html

[3] Tandia Aboubakr, L’Etat développemental : un « vin vieux » dans une « bouteille nouvelle », Juin 2014 : http://www.pambazuka.net/fr/category/features/92248

[4] Éthiopie. Pourquoi la réussite économique du pays est-elle souvent citée en exemple ?, France Culture, Les Enjeux Internationaux, 13 février 2014 : http://www.franceculture.fr/emission-les-enjeux-internationaux-ethiopie-pourquoi-la-reussite-economique-du-pays-est-elle-souvent

[5] Đổi mới (renouveau) : libéralisation de l’économie vietnamienne par le régime communiste en 1986

[6] La détention arbitraire des journalistes et blogueurs éthiopiens se prolonge, Reporters sans frontières, 21 août 2014 : http://fr.rsf.org/ethiopie-la-detention-arbitraire-des-21-08-2014,46829.html

[7] Éthiopie : Un paysage médiatique peu à peu décimé, Human Rights Watch, 22 janvier 2015 : http://www.hrw.org/fr/news/2015/01/21/ethiopie-un-paysage-mediatique-peu-peu-decime

[8] Le Gouriellec Sonia, L’Ethiopie après Meles, Good Morning Afrika, 27 janvier 2014 : http://goodmorningafrika.blogspot.fr/2014/01/lethiopie-apres-meles.html

 

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