Ethique et politique : ce que nous enseigne Max Weber
Fondapol | 16 août 2011
« L’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas contradictoires mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire l’homme qui peut prétendre à la vocation politique » Le Savant et le politique, 1919, Paris, Plon, Coll.10/18, 1963.
Au moment précis où les responsables européens doivent prendre de nouvelles décisions difficiles pour faire face à la tourmente financière de l’été et alors que des échéances électorales décisives approchent dans plusieurs grands pays de l’union, le positionnement que doivent adopter les hommes politiques en cette période de « gros temps » pourrait utilement s’inspirer de la célèbre analyse de Max Weber sur l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction
Responsabilité contre conviction?
La célèbre distinction de Max Weber entre les deux éthiques est souvent présentée comme une opposition absolue, qui fait le bonheur des manuels et des commentateurs.
Et pourtant le court extrait ci-dessus montre que les choses sont plus complexes[1]. Car le clivage entre les deux éthiques ne recoupe nullement l’antagonisme conduite rationnelle/ conduite irrationnelle. L’éthique de conviction, elle aussi, a toujours un but ; c’est une conduite finalisée, c’est bien pourquoi elle est rationnelle; mais elle n’est pas raisonnable, faute de placer l’articulation des moyens et des fins au cœur de sa démarche.
La politique est un art
Non que cette articulation soit chose aisée. S’il existe une science de l’éthique (la sociologie weberienne en est le meilleur exemple) l’éthique n’est pas une science ; et l’action est irrémédiablement condamnée au risque : échec, démesure, abus, imprévu, effet boomerang…
« Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. »
Weber est ici l’héritier de toute une tradition attachée à souligner la spécificité –et la difficulté- de l’action politique où la qualité maîtresse, prudentia antique ou virtu machiavellienne, est l’art -et non la science- d’opérer des choix toujours incertains entre des solutions plus ou moins « probables » : Weber lui-même parle de « coup d’œil » (Augenmass), comme l’une des trois qualités essentielles du vrai politique.
Et c’est là que divergent fondamentalement les deux éthiques : toutes deux rationnelles et toutes deux confrontées aux incertitudes de l’action, seule la deuxième admet pleinement les risques du réel. La première peut tourner aisément au crime au nom des grands principes –y compris philanthropiques : on sait ce qu’a donné le rousseauisme, réinterprété par Robespierre et le marxisme par Lénine…
Le politique « authentique »
Mais il faut bien comprendre que l’homme de conviction et l’homme de responsabilité ne sont pas des individus réels mais des types idéaux (idealtypen), concept central chez Weber, permettant de comprendre la logique des divers comportements humains: ils coexistent dans les personnages de chair et de sang de l’histoire –et il faut l’espérer, de l’actualité ! L’éthique de conviction renvoie ainsi à la « passion » indispensable à l’homme politique, faute de laquelle il ne serait qu’un opportuniste, l’un de ces « hommes politiques professionnels sans vocation » (berufspolitiker ohne beruf) que dénonce Weber.
Un avertissement pour la droite et pour la gauche
C’est donc bien à tort que certains hommes politiques européens, surtout à droite, de peur de froisser un électorat de plus en plus frileux et nationaliste, mettent en avant « leur sens des responsabilités et leur refus du laxisme » pour refuser toute aide supplémentaire aux pays « euro-défaillants » et tout progrès de la gouvernance économique européenne ; alors que leur attitude n’est au fond inspirée que par la lâcheté devant ce qu’il croient être la demande de leur opinion publique. Attitude qui pourrait bien, en langage weberien, s’avérer d’une totale « irresponsabilité », y compris pour leurs propres intérêts nationaux.
Et c’est également bien à tort que d’autres, surtout à gauche cette fois, refusent, au risque de ruiner le crédit de leur pays, d’abandonner le dogme de la relance budgétaire permanente au nom du saint combat contre « l’injustice sociale ». On invitera ces derniers à méditer cette autre réflexion de Weber : « Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira “ responsable ” que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale »
Double avertissement, tant à la droite conservatrice qu’à la gauche socialiste, qui, parmi bien d’autres considérations sur le fond de sa pensée, doit nous amener à considérer Weber, qui fut dans sa vie en butte à la haine égale des réactionnaires et des révolutionnaires, comme un authentique libéral.
Christophe de Voogd est responsable du « blog trop libre »
Crédit photo : Google Images, domaine public
[1] Voir l’analyse de ces deux notions dans « trop libre » : http://www.trop-libre.fr/la-tradition-revisitee/max-weber-conviction-et-responsabilite-du-politique
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