Faut-il enterrer la défense européenne ?
Fondapol | 18 octobre 2014
Faut-il enterrer la défense européenne ?
Par @AlexisGibellini
Nicole Gnesotto, Faut-il enterrer la défense européenne ?, La Documentation française, 2014, 150 p, 9,00 €.
Un rapport de la commission des affaires étrangères du Sénat, déposé le 3 juillet 2013, s’intitule « Pour en finir avec « l’Europe de la défense » – Vers une défense européenne ». Celui-ci montre bien que, si le statu quo persiste, l’avenir de la politique de défense de l’Union européenne (UE) est en péril. Professeur du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), spécialiste des questions de défense et vice-présidente de Notre Europe-Institut Jacques Delors, Nicole Gnesotto contribue au débat dans Faut-il enterrer la défense européenne ? Cette normalienne adopte ici une approche globale du sujet, en livrant une réflexion à la fois historique, théorique et politique sur la défense européenne.
De quoi la « défense européenne » est-elle le nom ?
Paradoxalement, la « défense européenne » est un concept « made in France ». Depuis le général de Gaulle, les gouvernements de droite comme de gauche ont cherché à porter cette ambition pour le continent. En effet, dans sa conception française, la notion implique une politique d’ampleur fédérale, pilotée par l’UE.
Pourtant, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) prévue par le traité de Lisbonne est de nature intergouvernementale : il s’agit d’une coopération entre États-nations souverains de cette politique, chacun conservant un droit de veto.
C’est ainsi qu’en matière de PSDC, les décisions relèvent de la compétence quasi-exclusive du Conseil européen, organe garant de la souveraineté des États membres. A contrario, la Commission et le Parlement européen, institutions de dimension fédérale, sont mis à l’écart de cette politique de défense commune.
« En définitive, l’Europe stratégique reste une collection de nations coopérantes, en aucun cas un exemple d’intégration politique », regrette l’auteur.
La lente émergence d’une politique de défense commune
Compromis. C’est le maître-mot de la politique de défense européenne, faite de clivages entre nations, d’équilibres et de lacunes. Il faut attendre la fin de la Guerre froide pour voir l’Europe ne plus se contenter de la protection de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et sortir de sa torpeur stratégique. Ainsi, le traité de Maastricht de 1992 est un texte fondateur qui donne à la défense européenne son premier fondement juridique : il instaure une politique étrangère de sécurité commune (PESC) qui doit s’accompagner de « la définition progressive d’une politique de défense commune ».
Cependant, d’emblée, les États membres ne se mettent d’accord que sur une définition minimaliste de cette politique. Les clivages entre la Grande-Bretagne – partisane d’une protection otanienne – et la France et l’Allemagne – convaincues de la nécessité d’une défense commune dans le cadre de l’UE – conduisent à une concession : la défense européenne est née juridiquement, mais n’existe pas encore politiquement.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990, avec l’électrochoc yougoslave, que la France et la Grande-Bretagne jettent les fondements de la politique de défense européenne dès le sommet de Saint-Malo du 4 décembre 1998. Ainsi, en juin 1999, la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) devient une compétence légitime de l’UE, lors du Conseil européen de Cologne.
Une accélération se produit dès le début des années 2000. En février 2001, le traité de Nice dote l’Union de structures politico-militaires en charge de la PESD : Comité politique et de sécurité, Comité militaire, État-major. L’UE conclut ensuite un accord de partenariat stratégique avec l’OTAN, en décembre 2002. Le 1er décembre 2009, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) est mise en place et dotée d’instruments renforcés. Trois ans plus tard, le Conseil européen fait de la PSDC l’une des priorités de l’UE.
L’Europe sans défense ?
Dès lors, l’Europe a su se structurer sur le plan militaire, en se dotant d’institutions spécifiques. Un pilotage politique au niveau de l’UE semble émerger, la Commission trouvant une place nouvelle. Ainsi, cette dernière a lancé en 2007 un « Paquet défense », qui s’est traduit par l’adoption de deux directives en 2009, l’une simplifiant les transferts intra-communautaires d’équipements militaires, l’autre harmonisant entre les Etats membre les règles des marchés publics en matière de défense.
L’UE a également démontré sa capacité à lancer ou soutenir des opérations extérieures (OPEX) de défense : elle l’a encore prouvé en accompagnant les interventions françaises aussi bien au Mali, dès janvier 2013, qu’en Centrafrique, dès janvier 2014.
Mais cette capacité d’intervention demeure limitée : d’une part, un certain manque de moyens financiers et militaires, conjugué à la complexité du système de financement de la défense au niveau de l’UE, contribue à une forme d’impuissance et d’inaction de l’Union à se défendre à ses portes. L’exemple de la crise en Ukraine, véritable « défi lancé à la PSDC » selon l’auteur, est à cet égard frappant.
Et surtout, d’autre part, la défense souffre du manque de volontarisme et d’ambition politique au niveau européen. Les États membres, frileux, préfèrent souvent le cadre traditionnel et rassurant de l’OTAN, impulsé par les États-Unis. C’est pourquoi l’ « Europe puissance » peine à peser sur la scène internationale, comme le montre son inertie concernant les conflits qui frappent le Proche-Orient.
« Maintenant ou jamais » : il faut relancer la défense européenne !
« La défense européenne se trouve à la croisée des chemins », résume Nicole Gnesotto. Dans un contexte international mouvementé, où les États-Unis souhaitent de moins en moins afficher leur leadership, l’Europe de la défense a incontestablement un avenir, à condition qu’elle s’en donne les moyens – financiers, militaires et politiques –. D’autant que, depuis 2007, les budgets nationaux de défense des États membres de l’UE sont orientés à la baisse, subissant les effets de la crise économique. Ainsi, la volonté politique qui animera ou non la Commission Juncker – qui sera officiellement installée fin octobre 2014 – de relancer la défense commune sera déterminante.
Toutefois, poursuivre et développer la PSDC exige une clarification : l’Europe doit rompre avec l’image de frilosité et d’impuissance qui lui est attachée. Première puissance économique et commerciale du monde, l’UE est aussi leader en matière d’aide publique au développement et d’aide humanitaire, à hauteur de 53 milliards d’euros par an. C’est ainsi que « l’ »option suisse » n’en est tout simplement pas une pour l’Union européenne », tranche l’auteur.
Oui, la défense européenne a un avenir ! Concernant des interventions en appui, le cadre de la PSDC comporte une triple valeur ajoutée : une légitimité collective plus forte que celle d’une nation isolée, une cohérence maximale dans l’usage des moyens militaires et civils, et une meilleure acceptabilité de la part des populations extérieures.
Une triple urgence
Aujourd’hui, redonner vie à la défense européenne répond à une triple urgence. Urgence économique d’abord, car une relance de l’industrie de défense au niveau européen serait un facteur de croissance non négligeable, a fortiori dans le contexte actuel de stagnation économique. Ainsi, dans une communication de juillet 2013, la Commission européenne prônait « un secteur de la défense et de la sécurité plus compétitif et plus efficace ».
Mais urgence sécuritaire et stratégique surtout, dans un monde instable marqué par des conflits qui s’intensifient – notamment en Ukraine et au Proche-Orient –. Sans pour autant faire de l’UE le nouveau « gendarme du monde », il est paradoxal que le Prix Nobel de la Paix 2012 ne puisse être en capacité de garantir la paix à proximité de son territoire et, au-delà, de fournir son appui aux peuples attachés à la liberté et aux droits de l’Homme.
Urgence politique et diplomatique, enfin. Relancer la défense européenne permettrait de faire un saut fédéral, en transférant des compétences du Conseil vers la Commission et le Parlement. En effet, la défense est par nature une prérogative régalienne : il n’y aura pas d’État fédéral européen sans une réelle défense commune. Sur le plan diplomatique, construire une véritable « Europe puissance » devient urgent : il est temps de rendre la voix de l’UE plus légitime et plus forte sur la scène internationale.
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