Géopolitique des islamismes

Jean Sénié | 20 décembre 2014

Jerusalem_Dome_of_the_rock_BW_3L’islamisme, les islamismes – Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, PUF, 2014, p. 105

Les récentes élections présidentielles en Tunisie, outre leur importance pour le peuple tunisien qui n’a connu que deux chefs d’Etat élus depuis 1956, ont donné à voir une bipolarisation de la vie politique tunisienne entre d’une part des anti islamistes partisans d’un Etat fort et d’autre part les gens soucieux d’un retour à un régime proche de celui de Ben-Ali[1]. En refusant de participer à l’élection[2], le parti islamiste Ennadha a laissé ses électeurs libres de leur choix amenant ses partisans à soutenir la candidature de Moncef Marzouki qui a fait campagne sur le rejet des anciens régimes[3].

Cet exemple illustre l’évolution de la notion d’islamisme. Très loin d’être un simple synonyme de terrorisme comme on l’entend trop souvent, elle revêt en réalité plusieurs acceptions qui en font une réalité sociale complexe ainsi qu’une force politique de premier plan. Loin de se réduire à la barbarie de l’Etat Islamique, l’islamisme est une mouvance politique, sociale et spirituelle élaborée. C’est une mise au point salutaire que permet l’ouvrage d’Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes[4].

Une pensée politique raffinée et variée

La première partie de l’ouvrage est consacrée aux « origines et fondements des doctrines islamistes »[5]. Il s’agit d’un retour clair et concis sur la généalogie de l’islamisme. Outre une indispensable clarification des termes « islam » – « religion prêchée par Muhammad –, « Islam » – « ensemble des pays gouverné par un pouvoir qui se réclame de la loi musulmane » -, « islamisme » – « idéologie politique visant à la mise en application des règles politiques contenues dans l’islam dans le but de renforcer l’Oumma » – et « islamisme radical » – activisme recourant à la violence et à la terreur pour défendre l’Oumma et étendre le Dâr-al-Islam – , l’auteur fait l’histoire des lectures rigoristes des préceptes de l’islam en évoquant les hanbalites, les wahhabites, les salafistes[6].

Par ailleurs, loin des idées reçues Anne-Clémentine Larroque précise qu’il « est déterminant de rappeler que ceux-ci [les islamismes], sunnite comme chiite, ont incarné un souffle de Modernité au Moyen-Orient »[7]. C’est notamment le cas du salafisme dans sa version réformiste de la fin du XIXe siècle. Ce détour par l’histoire permet de saisir trois traits caractéristiques des islamismes :

  1. Leur histoire est antérieure à la révolution chiite de 1979 en Iran et même à la création des Frères musulmans en 1928
  2. Leur doctrine est en évolution continue et connaît de nombreuses ramifications en fonction de l’accent mis sur le pôle politique, sur le pôle spirituel ou sur le pôle social
  3. Le djihad n’est qu’un des moyens à la disposition des islamistes, dont il marque une radicalisation.

Une nécessaire géopolitique

La diversité et la complexité des mouvements justifie d’insister sur l’ancrage géographique des islamismes. Or il faut d’emblée apporter la précision suivante, à savoir que s’ils commencent souvent à l’échelle nationale ils agissent à l’échelle mondiale ou tout du moins transnationale. Ainsi, les Frères musulmans sont aussi bien présents dans le berceau de la confrérie, l’Egypte, que dans le monde arabo-musulman qu’en France. L’Union des organisations islamiques de France (UOIF) est ainsi au cœur de la « doctrine frériste » en Europe depuis 1983. On recense plus de 250 associations et une multitude de lieux de culte[8]. C’est un des intérêts de l’analyse de l’auteur que d’étudier les manifestations des islamismes sous leurs différentes manifestations, géographiques et historiques[9].

A cet égard, l’étude de la « nébuleuse salafiste »[10], offre aussi une grille de lecture pédagogique en distinguant trois formes de salafismes :

  1. Le salafisme qui se consacre à la prédication
  2. Le salafisme qui a essentiellement une activité politique comme c’est, par exemple, le cas du wahhabo salafisme de la Ligue Islamique mondiale
  3. Le salafisme djihâdiste dont Al-Quaïda constitue le parangon

Les cartes illustrant le propos de l’auteur viennent compléter très utilement l’apport pédagogique de ce livre qui, sans tomber jamais dans les clichés ou les stéréotypes, permet au lecteur de revenir sur ses certitudes.

L’avenir politique des islamismes

Pour l’auteur, comme affirmé dans un entretien paru sur le site internet du Figaro, « les révolutions arabes ont révélé au grand jour la «frérisation» du monde arabe. Mais les Frères musulmans n’ont pas su garder le pouvoir. L’islamisme a gagné socialement, «par le bas: les stigmates visuels de l’islamisation se sont multipliées en dix ans dans bon nombre de pays arabes. Mais il ne l’a pas gagné politiquement. Les islamistes ont perdu le pouvoir, faute d’expérience, de vision politique et économique globale. Hormis deux exceptions: la Tunisie où le parti Ennahdha de Ghannouchi a su s’adapter à la transition politique du pays, et la Turquie d’Erdogan, qui n’a pas fait la Révolution mais où l’islamisme politique a gagné depuis 2002, dans un pays laïc où se dessinent aujourd’hui les contours de ce que l’on peut qualifier de «post-islamisme» »[11].

Dans l’ouvrage, elle s’interroge de manière moins tranché sur la capacité des islamistes à formuler une offre compatible avec la démocratie[12]. Derrière cette question se pose la question non seulement de la conquête du pouvoir mais de la marche qu’il convient de suivre une fois parvenu au faîte de l’Etat. A cet égard le résultat des élections tunisiennes et la conduite d’Ennahdha seront particulièrement éclairants et mériteront une analyse poussée.

Quoiqu’il en soit, l’ouvrage a bien mis à bas la vision d’une « internationale islamiste » ainsi que l’équation erronée entre islamisme et djihâdisme. L’analyse des islamismes qui sont arrivés sur le devant de la scène fait ainsi appel à une autre histoire et à une autre conception du politique que celle qui doit guider les recherches menées sur l’Etat islamique en Irak et au Levant. C’est en affinant les catégories de l’analyse – et notamment à l’aide de l’outil géopolitique – qu’il sera possible non pas d’apporter une réponse aux questions que posent ces enjeux mais, tout au moins, de les aborder sereinement.

Crédit photo : Barthold Werner / Wikimedia

[1] Charlotte Bozonnet, « Béji contre Marzouki : duel tendu pour le second tour de la présidentielle tunisienne », Le Monde, 25.11.2014.

[2] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/11/20/31002-20141120ARTFIG00356-rached-ghannouchi-pourquoi-ennadha-ne-participe-pas-a-la-presidentielle-tunisienne.php

[3] « Tunisie: S. Riahi: 30% des voix de Moncef Marzouki proviennent d’Ennahdha », Tunisie numérique, 25.11.2014.

[4] Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, PUF, 2014.

[5] Ibid., p. 7-37.

[6] Ibid., p. 14-25.

[7] Ibid., p. 20.

[8] Ibid., p. 61.

[9] Voir aussi sur ce dernier point : http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/08/08/31002-20140808ARTFIG00116-hamas-freres-musulmans-djihadistes-les-differents-visages-de-l-islamisme.php

[10] Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, PUF, 2014, p. 66.

[11] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/08/08/31002-20140808ARTFIG00116-hamas-freres-musulmans-djihadistes-les-differents-visages-de-l-islamisme.php

[12] Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, PUF, 2014, p. 105.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.