Guy Carcassonne : « Chaque fois que le Parlement crée une Autorité, c’est à un acte de défiance à l’égard de lui-même et du Gouvernement. »

Fondapol | 09 octobre 2012

7797374614_28e54659d8Question ouverte à Guy Carcassonne

La disparition brutale du grand juriste Guy Carcassonne, à l’âge de 62 ans, prive la France et l’Europe d’un esprit aussi savant que libre, refusant aussi bien le déni des faits que la soumission aux faits, politiquement engagé mais jamais « politiquement correct ». Plaçant sa discipline, le droit constitutionnel, au coeur d’une approche multidisciplinaire combinant science, philosophie et sociologie politiques, Guy Carcassonne avait donné en octobre dernier une longue interview au blog « trop libre ». L’actualité frappante de ses propos, recueillis par Matthieu Turpain, où révision constitutionnelle, organisation de l’Etat, construction européenne… et déontologie de la vie publique sont autant de thèmes abordés, nous conduit à les republier en hommage à une pensée vivante.

Ces derniers temps, les institutions françaises et européennes sont en pleine effervescence. Aujourd’hui, en quoi la réforme constitutionnelle de 2008 constitue-t-elle une réelle avancée ? Quel bilan pourriez-vous en tirer aujourd’hui ?

Après cinquante ans, il était temps de faire une révision de la Constitution comme on fait une révision de n’importe quelle machine. Beaucoup de points sont très intéressants et commencent à produire les effets escomptés.

« Le référendum d’initiative minoritaire a été créé, mais dans des conditions un peu trop  restrictives. »

Du point de vue des relations démocratiques, j’entends ici la démocratie où les citoyens occupent une place active : le référendum d’initiative minoritaire a été créé, mais dans des conditions un peu trop  restrictives. Il n’a pas été encore utilisé puisque la loi organique l’instituant n’est toujours pas adoptée  alors que ce référendum est un vrai potentiel.

Le plus important paquet de mesures touche les activités du Parlement. Les aspects techniques des mesures – synonymes malheureusement de manque de visibilité – ont commencé à modifier de manière substantielle les relations entre le Parlement et le Gouvernement. Par exemple, le fait que le texte de la Commission [du Parlement] serve de base aux discussions en séance signifie que les amendements adoptés en Commission ne sont pas rediscutés en séance. Dès lors, le texte de la Commission prend une importance d’autant plus grande qu’il oblige les Ministres à défendre leurs arguments et amène aussi les parlementaires à être présents. Les Commissions jouent donc un rôle beaucoup plus actif qu’avant : c’est très bénéfique pour notre démocratie.

Les changements apportés à l’ordre du jour ne sont pour leur part pas encore assez convaincants. Les droits de l’opposition sont également encore insuffisants même si certaines mesures auraient été inimaginables 20 ans plutôt : la présidence de la Commission des finances à un député de l’opposition, ou encore que la création d’une Commission d’enquête ou d’une mission d’information.

« J’ai été très favorable à ce que l’on appelle le ‘ temps programmé ‘ – le dispositif anti-obstruction. »

D’une manière générale, une révision de la Constitution ne prend sa véritable signification que patinée d’une alternance. Cette dernière étant là, la révision va révéler sa portée dans les mois et années à venir. L’opposition nouvelle critique rapidement ce que fait la nouvelle majorité et inversement. Quand les deux camps politiques ont occupé les mêmes positions, les choses sont vues différemment. En ce sens, j’ai été très favorable à ce que l’on appelle le « temps programmé » – le dispositif anti-obstruction. Les socialistes étaient farouchement contre ce système car ils étaient à l’époque dans l’opposition. Maintenant qu’ils sont dans la majorité, ils ne devraient pas le remettre en cause… L’ancienne majorité ne devrait pas se prononcer en faveur d’une  suppression de ce  temps programmé. De même, la modification de l’article 13 de la Constitution, qui vise les nominations les plus importantes, implique l’audition des personnes sollicitées tant à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat. L’année prochaine, des nominations doivent intervenir au Conseil constitutionnel : grâce à la révision de la Constitution, on ne devrait pas y retrouver des proches amis ou anciens collaborateurs de membres du Gouvernement comme cela a pu être le cas dans le passé mais bien des personnes aux compétences et aux qualifications reconnues. Pour les grandes entreprises publiques, la séparation avec les affaires politiques sera vraisemblablement aussi nettement plus nette que dans le passé.

Je crois qu’il y a eu des ajouts intempestifs à l’occasion de la révision de 2008. J’ai toujours été et reste hostile à la limitation des mandats présidentiels successifs : ce n’est pas sage d’inscrire une telle limitation dans la Constitution. En revanche, je rejoignais le Comité Balladur lorsqu’il proposait « d’extraire » les anciens Présidents de la République du Conseil constitutionnel.

« Quand le Gouvernement projette une loi, il doit indiquer pourquoi un tel texte et pour quels effets. »

En termes de demi-mesures, on peut retenir : le passage du délai de 3 mois à 6 semaines entre le dépôt d’un texte et son examen à l’ordre du jour alors que le délai initial était jugé trop court ! On assiste donc à des textes élaborés et votés dans la précipitation qui sont alors inefficaces. Une des avancées de la révision réside dans les études d’impact : quand le Gouvernement projette une loi, il doit indiquer pourquoi un tel texte et pour quels effets. Elles ont déjà apporté beaucoup de choses pour l’efficacité des textes. Toutes les personnes intéressées par le sujet, tous les groupes de pression, toutes les organisations professionnelles et syndicales sont des lecteurs attentifs des études d’impact. Elles leur permettent de faire leur travail de lobbying auprès des parlementaires en attirant leur attention sur tel ou tel aspect du projet.

Si vous le voulez bien, attardons-nous sur l’une des nouveautés majeures de la réforme de 2008, à savoir la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Quelle appréciation en faites-vous tant sur le déroulement des procédures que sur l’avancée démocratique qu’elle voulait incarner ?

J’ai le sentiment que c’est une réussite indiscutable qui permet aux lignes de bouger : les spécialistes du droit pénal, de la famille etc. peuvent dire qu’il n’y a plus de monopole du droit constitutionnel sur la Constitution. Aujourd’hui on voit émerger une partie constitutionnelle du droit pénal, une partie constitutionnelle du droit civil… comme prévu, les plaideurs s’en sont emparés très vite : avocats, groupes de pression (les anti-corridas par exemple).

« Le succès de l’efficacité de la QPC est spectaculaire. »

Le filtre de la QPC est encore trop restrictif, malgré les changements intervenus du côté de la Cour de cassation. Ainsi, des questions auraient dû être envoyées au Conseil constitutionnel et cela n’a pas été le cas. Il n’en reste pas moins qu’au niveau des résultats des QPC, les textes contraires à la Constitution ont été abrogés, c’est un point important ! Plus le nombre de QPC est important, moins elles auront de raison d’être posées à l’avenir : en 2012, il y aura moins de QPC qu’il n’y en a eu en 2011.  Les nouvelles QPC s’appliqueront alors sur des textes récents ou très anciens (mais rarement appliqués dans ce dernier cas). Le succès de l’efficacité de la QPC est spectaculaire.

Auparavant, il existait le contrôle de conventionalité qui permettait d’écarter beaucoup de textes. Mais entre écarter des textes au nom du contrôle de conventionalité et abroger des textes au nom du contrôle de constitutionnalité, la différence est importante car l’abrogation vaut pour tout le monde (l’affaire de la cristallisation des pensions de militaires). Enfin, contrairement à une opinion communément admise, la QPC ne saurait permettre à un justiciable de gagner du temps lors d’un procès.

Aujourd’hui, au regard de l’architecture institutionnelle française, que pensez-vous de la multiplication des Autorités administratives indépendantes et des Commissions diverses créés depuis mai dernier ?

Il ne fait aucun doute que l’on assiste à une prolifération tout à fait anarchique d’Autorités. Un premier effort a été opéré avec la création du Défenseur des droits qui rassemble l’ancien Médiateur de la République, la HALDE, le Médiateur des enfants et la Commission de contrôle sur la sécurité.

« Chaque fois que le Parlement crée une Autorité, c’est à un acte de défiance à l’égard de lui-même et du Gouvernement. »

Il faut être très circonspect avant d’instituer de nouvelles Autorités Administratives Indépendantes (AAI) : chaque fois que le Parlement crée une Autorité, c’est à un acte de défiance à l’égard de lui-même et du Gouvernement. Cela revient à signifier que le fonctionnement normal de l’administration n’apporte pas les garanties suffisantes que l’on estime nécessaires. C’est une question préoccupante.

En revanche, il existe des domaines où la question ne se discute pas : audiovisuel, informatique et liberté etc. Ici, avoir des structures totalement indépendantes du Gouvernement est une nécessité. Pour la régulation, la chose devient moins évidente : l’ARCEP est une bonne chose, mais l’État peut très bien prendre en charge cette régulation spécifique. Je suis réticent à la création de nouvelles AAI, à l’image d’une éventuelle AAI sur le conflit d’intérêt

« Je suis réticent à la création de nouvelles Autorités administratives indépendantes, à l’image d’une éventuelle Autorité administrative indépendante sur le conflit d’intérêt. »

Le système de contrôle déontologique interne au sein du Parlement est amplement suffisant et performant. Enfin, certaines AAI pourraient fusionner comme, par exemple, le CSA (audiovisuel) et l’ARCEP (communications électroniques).

Que pensez-vous de la volonté d’inscrire l’interdiction du cumul des mandats  dans la constitution ?

L’inscription d’un tel principe n’est pas une chose utile. Quand des avancées ont lieu en matière de cumul des mandats, les gouvernants reviennent rarement en arrière sur le sujet (exemple de la loi Joxe du 30 décembre 1985 qui interdit le cumul du mandat de parlementaire avec d’autres mandats – député européen, conseiller régional, conseiller général…). Se protéger d’un retour en arrière via une inscription dans la Constitution ne servirait pas à grand-chose. La loi organique est suffisante, encore faut-il qu’elle soit adoptée… François Hollande, qui s’est engagé si fort pendant la campagne de l’élection présidentielle, devra tenir le cap sur ce sujet malgré la mauvaise humeur de ses amis à ce propos. Il aurait été plus simple d’interdire tout cumul. Mais la mesure annoncée est un minimum considérable : l’interdiction du cumul avec une fonction exécutive locale.

« La figure du député-maire disparait, sachant qu’on a plutôt en tête la figure de maire-député. »

L’autre versant de la question est de savoir si le même traitement sera appliqué aux députés et aux sénateurs. Je ne suis personnellement pas hostile à une interdiction applicable aux deux catégories de parlementaires, et seulement si c’est une interdiction. Pour autant, je préfèrerais que l’interdiction vise les députés et pas les sénateurs : de la même manière que les Français élisent d’autres Français à l’Assemblée nationale, les élus locaux élisent d’autres élus locaux au Sénat.

S’agissant de la Cour de justice de la République (CJR) un des soucis majeurs n’est-il pas sa composition : sachant que 12 membres sur 15 sont des parlementaires, ne sont-ils pas à la fois juges et parties dans le cas où ministres (parfois anciens/actuels parlementaires) font l’objet d’une procédure devant elle ?

Cette Cour de justice de la République est un non-sens, non par sa composition, mais par son principe même : pourquoi avoir créé une juridiction d’exception ? C’est une institution à remplacer par un dispositif plus intelligent. Le problème est que la responsabilité politique a pratiquement disparu en France alors qu’elle continue de fonctionner à l’étranger. On va donc chercher une responsabilité du côté du pénal qui n’est pas appropriée. Il faudrait une Commission d’aiguillage : quand une plainte est déposée contre un ministre, ladite Commission décidera si ce qui est reproché au ministre relève de la responsabilité politique ou pénale, voire des deux. Si cela relève de la responsabilité pénale, le juge pénal ordinaire sera compétent et suffisant dans le dossier. Dans le cas où la responsabilité serait politique, on pourrait imaginer la procédure suivante : l’Assemblée Nationale doit être obligée de se saisir du dossier, de désigner un rapporteur, d’avoir un débat en séance publique conclu par un vote avec soit quitus soit sanction. Dans l’affaire du sang contaminé, dès que le drame de santé publique a été pris en compte, des débats publics et parlementaires ont eu lieu à l’étranger.

L’absence de la réponse politique adéquate a conduit à une réponse pénale aberrante, notamment quand Laurent Fabius et Louis Schweitzer ont été poursuivis pour empoisonnement volontaire.

« Le système actuel de la Cour de justice de la République n’apporte aucune garantie contre une éventuelle redite d’un système qui a échoué. »

Le système actuel de la CJR n’apporte aucune garantie contre une éventuelle redite d’un système qui a échoué si ce n’est la suspicion permanente que la CJR à la fois pénalise le politique et politise le pénal. La Commission d’aiguillage et ses travaux pourraient aboutir à une responsabilité dans les cas les plus graves : si la responsabilité pénale ne vaut pas, l’Assemblée pourra très bien retenir la responsabilité politique. La séparation des pouvoirs n’empêche pas aux différents corps d’agir simultanément en toute indépendance.

Pour finir, parlons un peu d’Europe. Les institutions européennes sont pléthore, au sens strict (Conseil, Commission…) et au sens large (Autorités, Agences…). Sont-elles pour autant efficaces et efficientes ?

Je crois avant tout que l’Europe n’a pas un système démocratique satisfaisant. Il en sera ainsi aussi longtemps que l’on n’aura pas l’unique socle sur lequel peut se construire un système démocratique, à savoir un Parlement élu dans des conditions satisfaisantes. Aujourd’hui, les élections européennes sont une calamité dans les 27 États. Les citoyens votent pour des motivations autres qu’européennes en ignorant la plupart du temps la véritable dimension européenne des élections en question. De même, les parlementaires européens sont davantage « nommés » à Strasbourg qu’ils n’y sont élus : l’élection ne porte que sur le nombre d’élus qu’il y aura dans chaque liste et l’identité des candidats est fonction de la place sur la liste.

« Tant qu’il n’y a pas une institution parlementaire forte, tout le reste en pâtit. »

Les peuples d’Europe et les Parlements nationaux européens considèrent que le Parlement européen est une institution ayant une légitimité qui n’est pas pleinement établie. Or tant qu’il n’y a pas une institution parlementaire forte, tout le reste en pâtit : il n’y a rien de fort en Europe, ni Commission ni personnalités. L’Europe s’appuie trop sur des technostructures anonymes et excessives.

Une solution consisterait, via l’unanimité, à découper l’Europe en circonscriptions transnationales. Le jour où l’on aura le sud de la Grande-Bretagne, l’ouest de la France, l’ouest de l’Espagne et le Nord du Portugal formant une seule circonscription avec 75 députés, alors on sera obligé de voter en fonction d’enjeux européens. Il y aura des listes des Parti populaire européen (PPE), Parti des socialistes européens (PSE), écologistes etc. qui seront de vraies familles politiques présentes sous une forme ou une autre dans chaque pays. Une majorité se dégagera ensuite, qui pèsera sur la composition de la Commission.

Propos recueillis par Matthieu Turpain

Crédit photo : Flickr, Biblioarchives

 

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