Harder, Better, Faster, Stronger ?

03 octobre 2013

03.10.2013Harder, Better, Faster, Stronger ?

 

Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, Août 2013, 480p, 14 €.

L’homme contemporain semble aujourd’hui courir après le temps, dans un monde où tout va toujours plus vite, à une cadence toujours élevée : production, travail, transports, communication, consommation, sciences etc. Aucun domaine ne semble épargné par cette spirale de la vitesse dans un monde globalisé : « Les métiers changent en quelques années, les machines en quelques mois, aucun emploi n’est assuré, les traditions et les savoir-faire disparaissent, les couples ne durent pas, les familles se recomposent, l’ascenseur social descend, le court terme règne, les événements glissent. ».

L’accélération, moteur de l’histoire moderne

Hartmut Rosa revient sur cette tendance à l’accélération du temps social dans nos sociétés contemporaines comme phénomène central de la modernité. Suivant la tradition d’une théorie critique initiée par l’École de Francfort, il nous propose de relire l’histoire moderne au travers d’une analyse des structures temporelles de la société occidentale.

L’accélération n’est pas un phénomène inédit. Elle a simplement atteint un point critique où, à une accélération dans le temps des différents aspects de la vie sociale, s’ajoute une accélération du temps : autrement dit, l’accélération, censée entraîner des gains de temps, se traduit au contraire par sa raréfaction, ce qui renforce  l’accélération. D’où ce paradoxe : « Plus nous gagnons du temps, et moins nous en avons. »

Le temps comme construction sociale subjective et collective 

Notre gestion du temps dépend à la fois de critères subjectifs et de contraintes structurelles : nous développons notre propre perception du temps suivant trois principaux horizons temporels : la vie quotidienne, l’existence et l’époque.

Le « rythme, la vitesse, la durée et la séquence de nos activités et de nos pratiques […] [étant] presque toujours prédéterminés par les modèles temporels collectifs et les exigences de synchronisation de la société (les horaires d’ouverture, les rythmes institutionnels, les délais, etc.) », il est nécessaire, pour les individus, d’adapter leurs pratiques et leurs attentes en fonction des structures temporelles de la société.

Ainsi, le sentiment d’urgence, si caractéristique de notre époque, est avant tout lié à une exigence de synchronisation entre le temps subjectif et le temps collectif que l’accélération rend de plus en plus problématique.

De l’accélération technique …

L’accélération technique est sans doute la forme la plus saillante de l’accélération et la plus simple à analyser. De l’essor des transports à celui de la communication en passant par l’augmentation optimisée des moyens de production, le progrès technique a fourni un cadre d’accélération totale à la société moderne. Le capitalisme mondialisé et la multiplication des échanges dans l’espace et le temps prennent racine au sein de ce phénomène qui leur préexiste et les conditionne.

L’accélération des moyens de transport et de communication a transformé notre rapport à l’espace (et du même coup, au temps) : les distances nous apparaissent de plus en plus réduites, le monde rétrécit. Ceci permet à H. Rosa de voir dans « l’émancipation du temps vis-à-vis de l’espace » (D. Harvey, lui, parle d’ « anéantissement de l’espace par le temps ») le moment fondateur de la modernité (n’est-il pas révélateur que nous évaluions les distances grâce au temps qu’il faut pour les parcourir ? Par exemple, un Paris-Marseille en TGV, dure 3 heures. On ne dit pas qu’il y a 776km à parcourir).

… aux accélérations du changement social et du rythme de vie

Mais il serait réducteur de comprendre l’accélération à la seule lumière du progrès technique. L’accélération du changement social  (non-intentionnelle) contribue également au phénomène : « dans la politique comme dans l’économie, la science et l’art, dans les relations professionnelles comme dans l’organisation domestique, dans les choix éthiques aussi bien que dans la vie quotidienne, par conséquent aussi bien dans une perspective culturelle que structurelle, le ‘présent’ se réduit constamment. ». Ce phénomène de « compression du présent » se mesure aux relations entre générations, passées d’un rythme intergénérationnel à un rythme intragénérationnel : les transformations des pratiques des acteurs comme des structures sociales et culturelles de la société sont de plus en plus rapides, ce qui nécessite une capacité toujours plus forte d’adaptation.

La dernière forme d’accélération (là encore non-intentionnelle), l’accélération du rythme de vie, rend également compte de la réduction du temps social : nous avons de plus en plus d’activités et de moins en moins de temps, successivement (par exemple, au cours d’une journée) comme simultanément (multitasking), d’où un sentiment d’urgence largement subi par les individus qui doivent sans cesse s’adapter.

Ces différentes formes d’accélération entretiennent une relation synergique, se nourrissent les unes des autres tout en entretenant leur propre logique d’accélération.

L’ambivalence du processus d’accélération : mouvement et inertie

Pour autant, l’accélération du temps social, c’est-à-dire de la structure temporelle d’une société donnée, ne saurait être un processus univoque. Malgré une tendance générale allant dans le sens de l’accélération, elle s’accompagne également de phénomènes d’inertie, de ralentissement, de désynchronisation.

L’accélération a toujours été un processus discontinu, par « à coups », entrecoupé de phases de ralentissement, de désynchronisation dues à la nécessité d’adaptation de l’ensemble des sphères sociales. Il existe ainsi, au-delà de limites naturelles à la vitesse, la formation d’ « îlots de décélération », de phénomènes de ralentissement liés à des contrecoups dysfonctionnels (embouteillages, dépression, burn-out …) ainsi que des décélérations intentionnelles, qu’il s’agisse d’une posture idéologique ou d’une décélération dont l’intention est de renforcer l’accélération (techniques de yoga, séances de méditation, moratoires …).

Les bouleversements de la modernité avancée, conséquences de l’accélération

Alors que la première modernité, dite « classique », avait émergé d’une première vague d’accélération (1890-1910), la révolution industrielle, la « modernité tardive » est issue d’une seconde vague d’accélération, à la fin du XXe siècle, avec la fin de la guerre froide, le développement d’Internet, des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), et celui d’une accumulation flexible du capital.

Désormais, l’accélération de chacune des sphères sociales devient de plus en plus autonome, et les institutions sociales qui favorisaient jusque-là l’accélération tendent peu à peu à ne plus contribuer au phénomène, mais à le subir. Et pour cause : « Les forces dynamiques de l’accélération semblent engendrer elles-mêmes […] les institutions et les formes pratiques qui leur sont nécessaires, pour les anéantir à nouveau dès que les limites de la vitesse qu’elles ont rendu possible sont atteintes. »

Ainsi en est-il de la politique, devenue situative, qui « n’agit plus mais doit se contenter de réagir aux exigences de la situation » : elle n’est plus à même d’organiser la vie sociale, mais doit au contraire s’y adapter, avec de plus en plus de difficultés, du fait d’une désynchronisation croissante d’avec les autres sphères sociales. Ceci a pour conséquences un « déplacement du processus décisionnel hors du domaine politique » (juridiciarisation, dérégulation économique etc.) et l’abandon de l’idée de progrès pour celle de contrainte objective.

De même pour les individus qui passent d’une identité stable dont ils maîtrisent les tenants et les aboutissants à une identité situative, fruit d’un rythme de changement social toujours plus marqué : « La caractérisation et l’évaluation des paramètres de l’identité changent de situation en situation […]. Ce qui est abandonné, […] c’est l’idée d’un projet identitaire visant la durée ou le long terme, et donc la représentation d’une autonomie permettant au sujet […] de poursuivre des valeurs et des buts qu’il a lui-même définis. ».

La fin de l’idéal moderne d’autonomie, objet de la critique sociale du temps

Selon Hartmut Rosa, le principal problème de la « modernité tardive », caractérisée par une accélération sans précédent des différents aspects de la vie sociale, constitue avant tout la fin de l’idéal moderne d’autonomie : « Noyau de la modernisation, l’accélération s’est donc retournée contre le projet de la modernité qui le motivait et le fondait originellement, et qui avait contribué à le déclencher […] : la croissance et l’accélération fondaient la promesse d’autonomie, au sens d’une émancipation des contraintes matérielles et sociales de tous ordres. ».

La perte de l’idéal d’autonomie qui fondait la modernité occidentale impose donc « la nécessité d’une théorie critique de l’accélération, qui détermine les limites en termes de structures temporelles, autrement dit les limites de vitesse de la subjectivité et de la socialité, et qui soit en mesure d’identifier les pathologies sociales liées à l’accélération ». Avec ce diagnostic utile des évolutions problématiques de notre société moderne occidentale, l’auteur ne cache pas son fatalisme quant à notre capacité à infléchir cette tendance générale de la société moderne à l’accélération. Il serait toutefois intéressant que la validité de cette critique sociale du temps soit mesurée à d’autres sociétés.

Charles-Antoine Brossard

Crédit photo : Flickr, ZombyLuvr

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