Heurs et malheurs d’un faiseur de rois
Fondapol | 06 février 2011
Pierre de GASQUET, Antoine Bernheim. Le parrain du capitalisme français, Paris, Grasset, 2011, 288 p., 18 €
La crise des subprimes à partir du second semestre 2006, puis la crise financière de l’automne 2008 n’ont pas suffi à éteindre la fascination qu’exerce le monde des banques d’affaires et des banques d’investissement.
N’en déplaise aux censeurs, même bien intentionnés : les noms de Lazard, Rothschild ou, dans un autre registre, de Goldmann Sachs et Merrill Lynch suscitent toujours plus d’intérêt que de réprobation. Imprimés en grosses lettres, ils continueront à faire vendre des livres, des magazines et des journaux. Libre aux fâcheux d’en conclure qu’il est aussi difficile de discipliner les imaginaires que de réguler les marchés financiers.
Un livre manqué
Il existe à ce jour plusieurs ouvrages de bonne facture qui retracent l’histoire de la banque Lazard ou de certains de ses associés-gérants, comme l’emblématique André Meyer (1898-1979)[1]. C’est sur cette veine déjà exploitée que le journaliste Pierre de Gasquet, correspondant des Echos à New York, s’installe avec sa biographie d’Antoine Bernheim.
La vie de cet ancien banquier d’affaires peu connu du grand public, mais souvent présenté comme une sorte de démiurge ou de parrain du capitalisme français, autorisait deux types d’approches. On pouvait y voir le prétexte à une enquête sur le patronat hexagonal et ses transformations depuis les années 60. Une démarche plus littéraire que sociologique aurait également eu sa pertinence, en s’attachant à comprendre ce que « puissance » et « influence » veulent dire en France. Mais Pierre de Gasquet a-t-il même envisagé cette alternative ?
Il est permis d’en douter.
L’ouvrage agace d’abord par sa forme décousue. Aucune approche chronologique ou thématique de la vie d’Antoine Bernheim ne s’en dégage. Le lecteur ne met pas longtemps à comprendre comment la biographie a été préparée. Son auteur a obtenu une série d’entretiens avec Antoine Bernheim lui-même, mais aussi avec des proches (son épouse, son fils) ou des relations d’affaires plus ou moins bienveillantes (Alain Minc). Au moment de composer son texte, Pierre de Gasquet s’est probablement contenté de « filer » les rencontres les unes aux autres, tout en refusant de céder à la pente du « livre d’entretiens ». La déception du lecteur est à la mesure de son impatience à déchiffrer enfin « l’énigme Bernheim ».
Plusieurs erreurs grossières sont repérables dans le propos. Grand seigneur, Pierre de Gasquet allonge ainsi l’existence du compositeur Gustav Malher de vingt-six années au moins, puisqu’il nous le représente comme encore vivant en 1937[2]. Confondant le Quai d’Orsay et la rue du Faubourg Saint-Honoré, il écrit aussi que le diplomate Loïc Hennekine fut « nommé secrétaire général de l’Elysée sous Jacques Chirac en 1998[3] ». Il aurait fallu pour cela qu’un certain Dominique de Villepin lui cédât la place…
Plus récurrentes, des répétitions donnent l’impression de parcourir le scénario d’un film inspiré du célèbre Rashomon (1950), dans lequel quatre témoins d’un crime en livraient successivement une version. N’est pas Kurosawa qui veut ! Le récit de la cérémonie de remise à Antoine Bernheim des insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, le 22 octobre 2007, est ainsi fait, dans les mêmes termes ou presque, à trois reprises en l’espace de quelques pages. L’exemple est loin d’être isolé.
Un Lazard boy
Que retient-on malgré tout de cette biographie, qui aurait pu être passionnante ?
Que l’existence d’Antoine Bernheim est celle d’un rescapé : beaucoup de son tempérament tient à l’expérience de l’Occupation. Il y fut résistant à Grenoble puis dans le Sud-Est et sauveur de nombreux coreligionnaires. Ayant côtoyé des Italiens qui prirent sur eux de cacher des Juifs, il en a gardé une amitié instinctive pour les Transalpins. Aussi son destin de futur patron d’un géant des assurances installé à Trieste ne tint-il pas qu’au hasard. La Libération le retrouve cependant orphelin : son père, sioniste mais élu local dans la Marne, et sa mère ont péri dans les camps.
Docteur en droit, le jeune Antoine Bernheim intègre d’abord un de ces cabinets d’organisation qui fleurissent à Paris depuis les années 20-30. Puis c’est le monde du luxe avec la société Bourjois, propriété de Pierre Wertheimer. Il est ensuite recruté par André Meyer et Pierre David-Weill pour intégrer la banque Lazard. Il en sera, avec Félix Rohatyn, Bruno Roger et Jean Guyot, un des associés-gérants les plus emblématiques à la fin du XXe siècle.
Sa spécialité ? Permettre à des entrepreneurs qu’il juge talentueux de prendre des participations ou de racheter des sociétés à partir d’une « mise initiale » relativement faible, grâce à des montages financiers et juridiques complexes. Le monde des affaires lui attribue ainsi volontiers l’ascension de Bernard Arnault, de Vincent Bolloré ou même une partie de celles de Claude Bébéar et de François Pinault. C’était au temps où la banque Lazard, non nationalisée en 1981, dominait le marché français du conseil aux grandes entreprises.
Pour autant et malgré ses succès, Antoine Bernheim n’est jamais devenu le « patron » de Lazard, comme il fut celui de l’assureur Generali, jusqu’à une date récente.
Patronat et politique en France
Pierre de Gasquet revient longuement sur l’ingratitude dont Antoine Bernheim serait aujourd’hui victime de la part de ses anciens protégés, au premier rang desquels Bernard Arnault. Mais c’est le lot de tous les « hommes d’influences » que de voir ceux qu’ils ont couvés leur échapper !
Plus intéressante nous semble la question des rapports entre patronat et politique en France.
Chaque président de la République eut « ses » patrons. Georges Pompidou appréciait Ambroise Roux et François Ceyrac, François Mitterrand sollicitait les conseils et l’appui d’Antoine Riboud ou de Pierre Bergé, Jacques Chirac entretenait des liens d’amitié avec Henri Lachmann et François Pinault. Quant au général de Gaulle, il se tenait certes à distance des milieux d’affaires ; mais les mouvements qui le soutenaient bénéficiaient du soutien financier – et alors légal – d’un Marcel Dassault ou d’un Marcel Bleustein-Blanchet. Les spécialistes du gaullisme noteront à cet égard que la mère d’Antoine Bernheim était née Schwob d’Héricourt : or, cette famille ne mégotait pas son soutien aux entreprises politiques du général de Gaulle sous la IVe République, au temps du Rassemblement du peuple français (RPF)…
Remise dans ce contexte de longue familiarité entre la politique et les affaires, la proximité exceptionnelle entre Antoine Bernheim et Nicolas Sarkozy ne surprend pas. Pierre de Gasquet y insiste pourtant. Le nom du chef de l’Etat est présent à toutes les pages ou presque du livre. Sans qu’on comprenne tout à fait si Pierre de Gasquet se réjouit que le successeur de Jacques Chirac rompe avec certains codes de la vie politique française, en affichant son admiration pour les valeurs entrepreneuriales par exemple.
Enfin, ce livre pose implicitement la question de la place des grands patrons, industriels ou financiers, dans la mémoire nationale. Il est rare, par exemple, que la France fasse de ces hommes des modèles ou des héros, voire les intègre dans une forme de « mémoire officielle ». Depuis le banquier Jean-Frédéric Perregaux et l’armateur Jean-Pierre Sers sous le Premier Empire, aucun homme d’affaires, fût-il libéral comme Jacques Laffitte, n’a fait son entrée au Panthéon.
Autre anecdote : alors qu’il est devenu courant d’apposer des plaques commémoratives sur les immeubles parisiens pour rappeler la mémoire d’un artiste ou d’un responsable politique oublié, le premier siège de la banque Lazard à Paris (10, rue Sainte-Cécile, dans le 9e arrondissement), au XIXe siècle, n’est signalé au passant par aucune inscription particulière. Sans doute s’agit-il de détails. Mais il n’est pas interdit d’y voir la marque d’une vieille tradition française de méfiance à l’égard de l’argent…
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Crédit photo : Flickr, Monnaie de Paris
[1] Cary Reich, Un financier de génie : André Meyer, Paris, Belfond, 1986.
[2] P. 41.
[3] P. 146.
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