Hommage à Samuel Paty et Dominique Bernard
Gilles Clavreul | 27 octobre 2025
Gilles Clavreul, préfet des Landes
Au lycée Charles Despiau, Mont-de-Marsan
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Madame la Ministre,
Monsieur le vice-président de la région,
Monsieur le conseiller départemental,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Madame la directrice académique,
Madame la directrice départementale de la police nationale,
Monsieur le Proviseur,
Mesdames et Messieurs les enseignants,
Chers élèves,
Il y a cinq ans jour pour jour, le 16 octobre est venu s’ajouter à la trop longue
liste des dates où les Français rendent hommage aux victimes du terrorisme
islamiste. Ce 16 octobre 2020, à Conflans Saint-Honorine, c’est pour la première
fois un professeur, Samuel Paty, qui s’effondrait sous les coups de couteau d’un
fanatique d’origine tchétchène âgé de seulement dix-huit ans. Trois ans plus tard,
le 13 octobre 2023, devant le lycée d’Arras, c’était au tour de Dominique Bernard
de périr sous les coups d’un autre jeune radicalisé, d’origine tchétchène lui aussi.
Samuel Paty a été sauvagement assassiné et décapité pour avoir simplement fait
son métier de professeur d’histoire-géographie, dénoncé par une élève pour un
cours sur la liberté d’expression auquel elle a prétendu avoir assisté, victime d’une
campagne médiatique menée à coups d’intox et de manipulation via les réseaux
sociaux.
Il avait montré une caricature de Charlie Hebdo, non pour tenir on ne sait quel
discours, mais tout simplement pour expliquer le sens des images, leur force
d’évocation, parfois aussi leur propension à choquer, à susciter des réactions
passionnées, mais aussi et d’abord pour inviter ses élèves à méditer sur le rôle de la
satire, de la critique même féroce, dans une société qui aspire à la liberté et qui invite
chaque individu, chaque citoyen, à la réflexion et au débat. Dominique Bernard,
lui, ne tient sa condamnation à mort qu’à son statut d’enseignant.
Tuer des professeurs, des personnels de l’Éducation nationale, était la seule
motivation qu’un jeune cerveau endoctriné et bercé à la haine parvenait à concevoir.
Samuel Paty, Dominique Bernard. Deux professeurs, l’un d’histoire-géographie,
l’autre de philosophie. Deux hommes bons, amoureux de la vie, assoiffés de
culture – de toutes les cultures –, de littérature, de musique, de peinture, de voyages,
de découvertes. Encore étudiant, Samuel Paty s’était intéressé à la symbolique du
noir et ses usages dans la société ; Dominique Bernard, quant à lui, cultivait dans
son cabinet de travail la passion des grands auteurs et de l’Italie. L’un comme l’autre étaient des enseignants estimés pour leur engagement à transmettre, pour leur empathie et leur souci d’embarquer leurs élèves avec eux, leur infatigable
attachement à transmettre.
L’un par la connaissance historique, l’autre par l’exercice du doute méthodique,
auront appris à des générations de futurs citoyens non ce qu’il faut penser, mais
à penser par eux-mêmes, comme le disait Condorcet. Ce patient travail des jours,
dans une salle de classe, eh bien c’est au fond, tout ce que les idéologues de mort
détestent, tout ce qu’ils ne supportent pas.
Car en effet, l’islamisme, cette idéologie née voici un siècle, c’est-à-dire au moment
même de l’affirmation des grands systèmes totalitaires et de préparation des
tueries de masse, l’islamisme exècre l’école telle que nous la concevons et telle que
Samuel Paty et Dominique Bernard la faisaient vivre, celle des Lumières, celle de
l’irrévérence et de l’esprit critique, celle qui cultive l’ironie et refuse les dogmes,
celle qui jette un doute sur les vérités tombées d’en-haut et qui, avec Rabelais, dit
à l’enfant, au futur adulte, « Fais ce que voudras ». Comme tous les idéologues qui
rêvent d’embrigader les esprits et de soumettre les corps, les islamistes détestent
cette liberté, cette curiosité envers le monde qui nous entoure, cette ouverture à
l’autre qui était au coeur de leur pratique pédagogique.
Aussi, les assassinats de deux professeurs n’ont rien d’un hasard ni d’un accident :
ces actes barbares sont le résultat d’un programme politique clairement annoncé,
écrit des années à l’avance par les théoriciens du jihad armé, qui faisaient de
la France une cible particulière et de l’éducation la mère de toutes les batailles.
Une idée, en particulier, leur était insupportable : la laïcité. Peu leur importe qu’elle
garantisse à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer librement
son culte, et donc qu’elle respecte tous les croyants, quelle que soit leur religion
mais aussi leur origine ou leur couleur de peau. C’est précisément cette liberté
accessible à tous qu’ils jugent incompatible avec leur propre système fondé, lui,
non sur la liberté mais sur l’obéissance et la soumission.
Alors il faut faire céder. D’abord par la dénonciation et la calomnie : la laïcité ?
C’est le faux-nez du racisme et de la discrimination, ont prétendu pendant des
années les collectifs et les prédicateurs qui ont armé le bras des assassins de
Charlie comme de celui de Samuel Paty. Laisser les signes religieux – tous les signes
religieux – sur le seuil de l’école laïque, pour permettre aux jeunes consciences de
se former en paix et à l’abri de toute pression ? Un acte de stigmatisation raciste. Un mot, on le sait, a fait mouche : « islamophobie ». Un mot qui confond tout, qui mélange tout, dans le but de troubler les esprits pour finalement inverser les
rôles : la liberté devient l’oppression, la séparation des sexes devient la liberté des
femmes, la censure devient la marque de la tolérance et du respect.
Comment un tel renversement des valeurs a-t-il pu prospérer ? D’abord par le déni.
Longtemps, on n’a pas voulu voir la progression du phénomène, la popularité
des discours de haine dans une partie de la jeunesse, la séduction exercée par
un contre-modèle de société rejetant puissamment la nôtre. On a pu croire à un
phénomène extrêmement marginal, cantonné à quelques lieux de culte, et les actes
terroristes imputables à des « loups solitaires » ou à des « déséquilibrés ».
Pendant trop longtemps, la lucidité a manqué : non seulement nous aurions à faire
face à une idéologie structurée, emportant avec elle une vision du monde et un
projet de société, déterminée à en découdre avec ce que nous sommes et ce à quoi
nous tenons ; mais cette idéologie, cette vision du monde n’étaient pas l’apanage de
quelques excités, non : elle convainc, attire, séduit, une part significative de notre
jeunesse, flattant le repli identitaire et le communautarisme.
Et elle trouve aussi des relais, pour ne pas dire des appuis, dans des milieux
intellectuels, militants ou médiatiques, qui confortent l’idée d’une France raciste,
xénophobe, intolérante, qui utiliseraient la laïcité comme une arme contre les
musulmans et défendrait, sous couleur de liberté d’expression, le seul droit de
moquer, de ridiculiser et finalement de haïr, les musulmans.
Ces compagnons de route dont je parle ici, ce ne sont pas seulement des adolescents
fébriles qui font circuler des vidéos Tik-Tok ; ce ne sont pas seulement des
prédicateurs de haine qui, à l’instar du pseudo-imam qui a dénoncé Samuel Paty,
s’illustrait depuis des années par sa haine des juifs sous couvert de s’en prendre
au « sionisme » ; ce sont des figures médiatiques établies, des intellectuels
reconnus, pour certains, des titulaires de chaires académiques prestigieuses,
comme celui – qu’on m’épargne de citer son nom-, qui, dans un libelle en forme
de leçon aux professeurs, critiquait les méthodes pédagogiques de Samuel Paty et
s’insurgeait qu’on pût présenter des caricatures de Charlie en classe. La censure au
nom du « respect », comme je le disais il y a quelques instants.
Oui, les idéologies mortifères prospèrent dans le trouble des esprits et le brouillage
des repères. Une autre façon de s’aveugler, symétrique de celle que je viens de
décrire, serait d’opposer à la revendication identitaire une autre revendication
identitaire, tout aussi raide, tout aussi fantasmée, tout aussi excluante. Bloc contre
bloc, culture contre culture, civilisation contre civilisation. Ce qui est, j’en fais
la remarque au passage, la meilleure façon de donner raison à la paranoïa des
islamistes, en dressant en face d’eux une image racornie de la France et de ses
valeurs, tassée et soupçonneuse.
Or la France c’est tout autre chose. Cette France de la Renaissance et des Lumières,
de la Révolution, de l’abolition des privilèges et de l’esclavage, cette France
frondeuse des luttes sociales et du Front populaire, cette France gouailleuse de
Brassens et de Charlie-Hebdo. Cette France généreuse qui accueille et qui intègre.
Cette France qui n’oublie pas son passé et qui regarde en face ces moments où elle
s’est égarée, parce que justement elle a cédé au trouble et aux passions mauvaises,
parce qu’elle avait perdu confiance en elle et avec la confiance, le sens même de ses
valeurs les plus profondes. Cette France, enfin, où chaque matin, des enseignants
prennent le chemin de l’école, regagnent leur classe et retrouvent leurs élèves,
accomplissent avec eux ce petit miracle humble et quotidien qui consiste, pas
seulement à transmettre des connaissances et à développer des savoirs, mais aussi
à éveiller des esprits. À faire grandir les consciences, à apprendre à regarder autour
de soi, à s’enrichir des autres, à vivre en société, dans notre société, démocratique,
laïque et républicaine, où aucun dogme, aucune idéologie, aucun système ne
s’impose à des consciences libres.
Voilà ce qu’était toute la tâche, toute la passion et toute la vie de Samuel Paty
et de Dominique Bernard : « faire des républicains », comme le préconisait
Ferdinand Buisson. L’idéologie islamiste a pris leur vie, et nous nous inclinons
cette année encore devant leur mémoire, en pensant à la douleur inguérissable
de leur famille et de leurs proches. Elle a pris leur vie, mais elle ne peut avoir
raison de notre détermination collective à demeurer ce pays de liberté, d’égalité et
de fraternité dont l’éducation, c’est-à-dire la culture, c’est-à-dire la diversité des
opinions et des convictions, c’est-à-dire encore le primat de la raison, c’est-à-dire,
toujours, l’ardent désir d’élever la condition humaine par la connaissance, dont
l’éducation disais-je, est comme la sève nourricière.
Tant que nous ne perdrons pas de vue que ce qui s’accomplit ici, dans le lieu en
face duquel nous nous trouvons, est notre bien le plus précieux, nous demeurerons
fidèles à la mémoire de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et à travers eux,
c’est à nous-mêmes, à une certaine idée de la France et de ses valeurs, que nous
resterons fidèles.
Je vous remercie.