Islam en France ou Islam de France ?
10 mai 2012
Publiés simultanément, Banlieues de la République et Quatre-vingt-treize constituent l’aboutissement d’une enquête menée durant un an par le sociologue Gilles Kepel et son équipe de chercheurs dans l’agglomération de Clichy-sous-Bois/Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. Dans la continuité des premières recherches deGilles Kepel, ces deux travaux s’intéressent à la place de l’islam dans les banlieues. Si le premier ouvrage a été réalisé de manière collective, Quatre-vingt-treize est, à l’inverse, une réflexion plus personnelle par laquelle Gilles Kepel souhaite faire « [s]es adieux à la scène de l’islam de France ».
Les trois âges de l’islam de France
Département français comportant une importante population musulmane, le « quatre-vingt-treize », offre un terrain d’analyse privilégié des transformations de l’islam de France. Sociologue, politologue mais aussi spécialiste des mouvements islamiques, Gilles Kepel croise les disciplines pour retracer de manière précise l’évolution de la présence musulmane, marquée par trois générations, « trois âges », de l’islam « en » France à l’islam « de » France. Si le premier âge, l’islam des « darons », est caractérisé par son informalité et sa faible structuration, le deuxième, l’islam des Frères et des « blédards » ainsi que le troisième âge, l’islam des « jeunes », gagnent largement en visibilité et façonnent l’islam « de » France.
L’influence des mouvements islamiques étrangers
Mais l’enquête conduite dans Quatre-vingt-treize ne s’arrête pas aux frontières de la Seine-Saint-Denis. L’essai revient sur les terres d’origine de certains mouvements islamiques, ces nouveaux acteurs religieux venant troubler « la quiétude silencieuse de l’islam de France », selon les termes de Gilles Kepel. Le tabligh, mouvement né en Inde en 1927 et exporté en France dans les années 1965-1985, est l’un d’entre eux. Ciblant l’islam de la base, prônant la rectitude morale, le discours du tabligh est particulièrement adapté aux musulmans se trouvant en situation de minorité dans leur pays. A partir des années 1970, alors que les musulmans de France connaissaient le chômage, le mouvement a redonné une forte identité aux « darons », amenant au développement des salles de prière. A partir des années 1990, le salafisme, originaire de l’Arabie Saoudite, est arrivé en France et a influencé à son tour les enfants de la première génération d’immigrés, sensibles à l’idée de renouer avec un islam pur.
Le processus d’intégration des musulmans français
Prônant le retour en Arabie Saoudite et l’éloignement de la France – le « territoire de la mécréance », selon les termes de ses disciples –le mouvement du salafisme exprime pour Gilles Kepel « le refus radical de toute intégration à la société française ». Quatre-vingt-treize ne retrace donc pas seulement l’évolution des influences de l’islam de France mais pose également le cadre pour une réflexion plus large sur le processus d’intégration des musulmans français.
Parallèlement à l’émergence du salafisme en France, le début des années 1990 est marqué par les affaires du voile islamique dans les écoles, telles que l’affaire de Creil en 1989. Ces différents éléments contribuent à la diffusion de l’idée d’une menace islamique sur le territoire hexagonal. Gilles Kepel rappelle la réponse institutionnelle de l’Etat français avec la création d’une succession d’organes représentatifs : le Conseil de réflexion sur l’islam de France (CORIF), créé en 1998, le Conseil représentatif des musulmans de France (CRMF), en 1993, la Consultation, en 1997, et enfin, le Conseil français du culte musulman (CFCM), en 2002, dont Nicolas Sarkozy a été un des initiateurs principaux.
Les « jeunes », la nouvelle génération des musulmans de France
Au bout de la perspective historique qui structure l’ouvrage, Quatre-vingt-Treize analyse l’islam des « jeunes », de la nouvelle génération née française et « socialisée durant son enfance et son adolescence dans les quartiers populaires de banlieue », tandis que « le bled des parents ne représentait qu’une référence lointaine », selon les termes du sociologue. L’Union des jeunes musulmans (UJM), créée à Lyon en 1987, constitue la première organisation islamique issue de cette génération. Elle illustre, selon Gilles Kepel, certaines spécificités de ces « jeunes » : ainsi, les membres de l’UJM parlent le français ; ils placent au cœur de leurs réflexions la situation des banlieues françaises ; ils ne se reconnaissent pas dans le CFCM. Créée en 2003, l’Union des Associations Musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM93) constitue une initiative plus locale des « jeunes », puisqu’elle est destinée à organiser la communauté musulmane du département. D’après Gilles Kepel, il s’agit d’un « lobby » dont le « seul souci [est] de faire avancer coûte que coûte les intérêts particuliers d’une communauté identifiée par son appartenance religieuse ».
L’instauration de ces organisations est révélatrice, selon le sociologue, d’une volonté d’intégration politique de la nouvelle génération, restée jusqu’à présent absente des partis et des institutions politiques françaises. Parallèlement aux revendications politiques, Gilles Kepel relève également l’existence de revendications identitaires. Militant pour l’appropriation par les musulmans français de leur double identité, française et islamique, le discours de Tariq Ramadan, dont le succès est indéniable parmi les « jeunes », permet cette conciliation. A ce titre, le développement du marché du halal, analysé de manière très documentée dans cet essai, constitue pour Gilles Kepel un « analyseur privilégié de l’expression de l’islam de France ».
Le risque du repli identitaire
« Les tentations du repli », d’après l’expression choisie par Gilles Kepel pour le titre de sa partie finale, désignent l’ensemble des interrogations et inquiétudes relatives à la capacité intégratrice de la France. Afin d’évaluer le risque du « clash identitaire », le sociologue revient sur la folie meurtrière du norvégien Anders Breivik en dressant un parallèle entre le discours du tueur extrémiste et celui du salafisme. Les deux idéologies, fondées sur le repli, l’exclusion et l’obsession de la pureté, présentent des similitudes troublantes. Alimentés par les discours populistes, les fantasmes identitaires ne peuvent disparaître, selon Gilles Kepel, qu’à travers « une politique résolue d’intégration ». Quatre-vingt-treize débouche toutefois sur le constat de la relative division de la nouvelle génération, celle-ci hésitant parfois entre le repli identitaire et la participation au système politique institutionnel.
Alice Koumurian
Crédit photo: Filckr, trammeler
Aucun commentaire.