Islam et démocratie, un couple compliqué ?

13 juin 2013

3052816758_f63ab2ab4bIslam et démocratie, un couple compliqué ?

Philippe d’Iribarne, L’Islam devant la démocratie, Gallimard, Paris, 2013. 

Comment expliquer l’absence de démocratie dans une partie des pays musulmans ? Certains penseurs ont affirmé que l’Islam y est pour tout, d’autres qu’il n’y est pour rien. Entre ces deux analyses radicalement opposées sur les effets politiques de l’islam, Philippe d’Iribarne, sociologue renommé pour ses travaux sur les racines culturelles du vivre-ensemble et directeur de recherches au CNRS, propose une troisième voie, originale et provocatrice.

Islam et démocratie, sortir du tout ou rien

Comment expliquer l’absence de démocratie dans une partie des pays musulmans ?

Certains penseurs ont affirmé que l’Islam y est pour tout (Alexis de Tocqueville, Max Weber, Bernard Lewis), d’autres qu’il n’y est pour rien (Edward Saïd, Hichem Djaït, Olivier Roy).

Les premiers dénoncent une religion intrinsèquement incapable de s’accommoder de la démocratie, voire à la modernité. Les seconds dénoncent dans une telle vision un discours orientaliste, c’est-à-dire considérant les sociétés islamiques comme archaïques et rétives aux évolutions. Les difficultés d’implantation de la démocratie en terre musulmane auraient selon eux une explication socio-économique ou géopolitique, l’impérialisme occidental étant parfois présenté comme le responsable de ces blocages.

Entre ces deux analyses radicalement opposées des effets politiques de l’islam, Philippe d’Iribarne, sociologue renommé pour ses travaux sur les racines culturelles du vivre-ensemble et directeur de recherches au CNRS, propose une troisième voie.

Selon l’auteur, si l’islam ne peut expliquer à lui seul la difficulté de la démocratie dans les pays musulmans, il n’y est pas pour autant étranger. C’est ce « facteur islamique » et sa portée que l’ouvrage entend isoler.

L’Islam comme univers mental

Iribarne ne se préoccupe pas de ce que les musulmans pensent de la démocratie, mais de pourquoi ils le pensent: « de manière générale, les stratégies des acteurs et des institutions sont marquées, jusque dans les domaines de l’existence réputés régis par des manières d’agir universelles, par l’univers mental singulier au sein duquel elles prennent sens ». Le concept de liberté n’a-t-il pas des significations différentes en terre anglo-saxonne, germanique et française ?

Coran et démocratie

L’auteur rappelle que pour les musulmans, le Coran est incréé. Ses paroles émanent du Divin. Ses prescriptions sont univoques et ses sourates – mecquoises et médinoises- témoignent d’une inspiration divine constante. Face à la révélation, dans l’univers spirituel de l’islam, l’incrédulité devient péché d’orgueil et la dénégation mensonge. C’est dans ce contexte que doit être analysé l’accueil fait à la démocratie par les musulmans.

Le texte étant univoque et sacré, il ne peut exister qu’un seul chemin vers le salut. Dès lors, l’univers islamique est traversé par une mystique de l’unité. Derrière la diversité des cultures locales, il existe en filigrane une vision commune a l’organisation de la société, et ce même chez les non-croyants. Un être-au-monde musulman ne saurait accepter le pluralisme sans remettre en cause l’unité de l’islam. L’islam nourrit une « image idéale du vivre-ensemble ». Les musulmans sont censés appartenir à une communauté originelle sous l’autorité d’un Prince juste et ferme. Selon l’auteur, la nostalgie de cette unité autour du chef « hante la réflexion politique » de l’islam.

Devoir d’univocité

Dans l’islam, la crainte de s’éloigner de la voie divine est omniprésente, et les individus y sont sensibles même sans y adhérer, au point de prévenir toute discorde. Dès lors, si la démocratie en tant que principe est célébrée dans les pays arabes, son application procédurière, qui implique l’acceptation du conflit, de la dissidence, est largement ignorée.

De fait, dans l’univers musulman, le consensus (ijma) est toujours préférable à la division (fitna). Certes, le Coran contient des versets libéraux (‘pas de contrainte en religion’), et même l’idée de consultation démocratique (shura), mais ceux-ci sont immédiatement suivis de mises en garde contre toute innovation (bida).

Un univers qui peut être rétif aux influences extérieures

Cette emprise de la certitude s’étend aussi aux influences extérieures. La philosophie islamique a ainsi intégré la pensée grecque, mais de manière sélective. Il peut y avoir appel à la raison dans l’interprétation du texte sacré, mais non sur le texte lui-même. Les questions religieuses pratiques sont exclues du débat de l’Agora si chère à Aristote. Les questions théoriques peuvent être soumises à l’interprétation, mais, comme le souhaitait Averroès -le plus ‘rationaliste’ des théologiens musulmans- sont réservées aux savants qualifiés.

Pire, en déstabilisant les formes traditionnelles de religion, la modernité tend à renforcer l’emprise de cette certitude. La technologie apporte dans les villages les plus reculés d’Afrique ou d’Asie, là ou prévalait un islam maraboutique, peu cléricalisé et tolérant, une vision ‘anonyme, centralisée, puritaine, unitariste et monocratique. Dans les banlieues d’Occident, cette vision conduit à une contre-société islamique ou à des phénomènes communautaires, centrés autour du hallal et des marqueurs identitaires (vêtements, comportements publics).

Pourquoi la démocratie a-t-elle réussi dans les pays chrétiens ?

Pour mettre en lumière le rapport de l’islam avec la démocratie, l’auteur passe par la comparaison avec le christianisme.

Il rappelle que l’univers chrétien est loin d’être insensible au désir de l’univoque. En témoignent les croisades, les persécutions des hérétiques et le dogme de l’infaillibilité pontificale. Ainsi, le modèle politique prussien trouvait sa justification dans un luthérianisme intransigeant.

Cependant, le rapport à la certitude n’est pas le même que dans l’islam. De la présence de Dieu, l’on trouve seulement des signes dans la religion du Christ, mais l’on chercherait en vain l’existence de preuves incontestables. Si elles sont des textes sacrés, les Ecritures ne sont pas parole divine mais constituent des témoignages humains.

Accès pluriel à la vérité

Surtout, il existe un seul Coran mais quatre Evangiles. Cette pluralité contribue à écarter l’idée de vérité unique. Bien au contraire, ces différentes interprétations sont à l’origine de plusieurs accès à la « vérité » (catholique, protestant et orthodoxe). Michel Foucault voyait même dans le christianisme un « rapport précaire à la vérité ». Or, c’est précisément ce point qui différencie les trajectoires sociales et historiques du christianisme et de l’islam, pourtant tous les deux fracturés en familles différentes.

Que faire?

Dès lors, si l’islam peut constituer un frein à la démocratie dans les pays musulmans, quelles sont les voies d’évolution?

Iribarne rappelle que la sécularisation « par le haut » (Turquie, Tunisie, Iran sous le Shah) n’a pas conduit mécaniquement à la démocratisation. Aujourd’hui, l’islam traditionnel, plus tolérant, est sapé par la modernité et l’islam intégriste, dont les branches se livrent à une surenchère pour apparaître le plus fidèle possible à la lettre des textes sacrés.

Selon l’auteur, le chiisme offre des conditions plus favorables à la démocratisation. En Iran, la théocratie islamique conduit certains à demander un retrait de l’islam de la politique. Quant à l’islam d’Occident, acculturé et individualisé, il est difficile de prévoir quelle sera son évolution.

Que penser des printemps arabes ? Ils ont ouvert une brèche vers un islam démocrate. Cependant, il est possible que les réformateurs musulmans se fassent dépasser par les courants intégristes. Dès lors, ils seront contraints à l’exil à l’image des chrétiens d’Orient.

Un avenir incertain, et donc ouvert

En définitive, l’ouvrage de Philippe d’Iribarne rappelle que l’évolution politique des pays arabes est intimement liée à celle de l’islam. C’est dans la trajectoire future de la religion islamique que se trouvent les clés de leur avenir. Certes, l’islam est un déterminisme, mais un déterminisme qui n’est pas figé. La réflexion de Philippe D’Iribane est de ce fait aussi provocatrice que stimulante sur les liens entre démocratie et substrat culturel.

Ismaël Ferhat

Crédit photo: Flickr, Cyberian8

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