Itinéraire d’un penseur libéral en France
Fondapol | 09 février 2011
Pierre MANENT, Le regard politique. Entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Paris, Flammarion, 2010.
A l’heure où d’aucuns proposent – sans rougir ? – de remettre l’hypothèse communiste au cœur du débat intellectuel, ce livre d’entretiens, paru il y a plusieurs mois déjà, mérite d’être relu -ou découvert-.
Redécouvrir la tradition libérale française
Pierre Manent a consacré une part importante de son œuvre à la redécouverte de cette « science politique libérale de la société démocratique » qu’avaient cherché à élaborer Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou François Guizot.
Cette ambition fut plus largement celle d’un groupe de réflexion politique, créé par François Furet à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1977.
Singularité de Pierre Manent
La figure de Pierre Manent tranche pourtant dans cette génération de penseurs antitotalitaires.
Elle le doit surtout à un itinéraire qui, malgré une sympathie d’enfant puis d’adolescent pour le communisme, ne s’est pas attardé « à gauche ».
Là où un Pierre Rosanvallon passait par la case du libéralisme politique pour repenser une gauche démocratique et de transformation, Pierre Manent entendait simplement se saisir de l’objet « politique ».
Interroger la politique à partir de questions simples
Les recherches les plus fécondes ont souvent pour point de départ des interrogations très pratiques, d’allure naïve. En l’espèce : comment la nature politique de l’homme se déploie-t-elle dans l’histoire ? Il fallait, pour répondre, se dégager d’une oscillation très française entre deux égarements ; voir du politique partout (« tout est politique ») et n’en voir nulle part (« rien n’est politique »).
Pierre Manent se glissa entre ces deux récifs en s’aidant notamment d’une balise nommée Leo Strauss.
Le genre du livre d’entretiens
C’est donc l’histoire d’une vie de recherches, de tâtonnements et de rencontres qui s’écrit dans Le regard politique. On voit d’ici les moues se dessiner, les paupières retomber. Encore un livre d’entretiens !
Le genre plaît en effet. Les éditeurs le savent et préfèrent passer commande de dialogues plutôt que de traités philosophiques. Quant aux hommes qui font profession de penser, ils y trouvent la promesse d’un écho médiatique et de prestige sans verser la sueur qu’exigent les patientes démonstrations.
Ce scepticisme de bon aloi ne doit pas écarter le lecteur du Regard politique. L’ouvrage représente désormais la meilleure des introductions à la pensée de Pierre Manent – ou du moins, à ses ouvrages les plus récents. Or, cette pensée-là libère plus qu’elle n’enferme, interroge plus qu’elle n’affirme, interprète sans réifier.
Ce qui s’énonce clairement et simplement…
Pierre Manent rappelle d’abord son horreur des méthodologies toutes faites et son dédain pour le jargon ; ces sentiments n’étaient pas faits pour lui valoir reconnaissance et situation dans le monde universitaire!
Est-ce un hasard si les institutions qui l’accueillirent – Collège de France puis Ecole des Hautes études en sciences sociales – y tiennent lieu de marges glorieuses ?
Machiavel, encore et toujours
Le philosophe se distingue ensuite par sa volonté de « partir de la façon dont les hommes agissent, de la façon dont les hommes se conduisent, et non pas de la façon dont ils devraient se conduire ». Il avoue à cet égard une première dette vis-à-vis de Machiavel.
A l’école du Florentin, il a appris à penser la politique en termes de motifs. Les sociétés chercheraient, dans l’organisation politique qu’elles se donnent, à répondre à des problèmes dont les données sont « reconnaissables et intelligibles pour des êtres humains ».
Pour une histoire des « formes politiques »
Pour penser cette articulation entre problèmes et organisations, Pierre Manent utilise la notion de « forme politique ». Dans le monde antique, deux formes politiques se seraient ainsi succédées.
La Cité a d’abord permis à un groupe de taille réduite de se gouverner lui-même et d’organiser sa défense, sur la base d’une économie de caractère autarcique.
Comme forme politique, l’Empire aurait ensuite répondu à un autre problème : comment rassembler le plus grand nombre d’hommes possible sous la même souveraineté ?
Le moment cicéronien
L’intérêt tout particulier que porte Pierre Manent à la Rome du Ier siècle avant Jésus-Christ tient à ce qu’il y voit un moment d’hésitation sur la forme politique à adopter alors que l’extension du territoire contrôlé par l’Urbs condamne son organisation sous forme de cité.
L’œuvre de Cicéron poserait ce problème avec une clarté sans égal : comment préserver « quelque chose de la vie civique (…) dans une forme politique qui n’est plus la cité » ?
L’Empire romain, dans son hybridité même – des institutions civiques s’y mariant à des caractères monarchiques, aurait ensuite répondu à ce défi. Mais après-lui ?
Le Moyen-Âge : un temps d’incertitude(s)?
Entre le continent des formes politiques « antiques » et celui de la pensée des Modernes, qui accouche de la Nation, Pierre Manent identifie un long moment de tâtonnements et d’interrogations, pendant lequel « l’Europe a été à la recherche de son ordre politique ».
Cette relecture du Moyen-Âge comme un âge de désordre, où l’incertitude de l’époque cicéronienne se serait étendue sur mille ans, ne manquera pas d’être interrogée par les médiévistes ou les spécialistes du thomisme, par exemple.
Les Modernes auraient refermé cette époque en inventant une nouvelle forme politique – la Nation –capable d’inclure un maximum d’individus dans la vie politique d’un espace plus étendu que la Cité grecque, mais souvent plus étriqué que l’Empire.
Dépassée, la Nation ?
Ici se situe l’intérêt de la pensée de Manent pour les sociétés contemporaines.
La forme « Nation » ayant aujourd’hui perdu de sa force « inclusive » et de sa légitimité, convient-il de réfléchir à une forme politique inédite, ou d’en guetter l’avènement ? La question taraude le Vieux continent.
L’Europe, front pionnier de la politique?
La construction européenne représente peut-être en ce sens une des tentatives les plus probantes d’invention d’une nouvelle forme politique, reposant sur « l’appartenance à l’humanité ».
Toute montre que l’humanité ne constitue pas un corps politique, mais les Européens auraient choisi d’en faire le pari, sans pouvoir désormais rejeter cette espérance sous peine de verser dans le désordre. Douloureuse alternative que celle-là, entre un scepticisme qui condamnerait au retour vers une forme politique périmée – la Nation – et un courage que le mouvement du monde semble condamner comme un irréalisme !
A considérer ce tableau, l’Europe aurait les formes d’un nouvel âne de Buridan.
Qu’est-ce que l’Occident?
La discrétion de Pierre Manent sur ce qui n’est pas « occidental » – où commence et où s’arrête cet Occident ? – doit néanmoins être interrogée : est-il gagné que le soleil d’une nouvelle forme politique se lève à l’Ouest, dans les années, décennies ou siècles à venir ?
Bien malin qui pourrait l’assurer…
David Valence
Crédit photo : Google Images, Semaines Sociales de France
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