Journal d’une employée Amazon
11 décembre 2018
Une semaine sur deux, une rubrique du quotidien britannique The Guardianest consacrée au témoignage d’une employée d’un centre Amazon. Afin de respecter son anonymat, son identité est tenue secrète. Dans sa profession de foi, l’employée affirme vouloir offrir un témoignage réaliste et objectif, tout en portant un message auprès de sa hiérarchie : « Nous, employés d’Amazon, méritons le respect. Nous faisons vivre cette société et nous sommes uniques ». Aux employés d’Amazon, elle lance un appel d’unité, dans un collectif mis à mal par un management violent et rigide, « ce n’est que si nous sommes unis, que nous pourrons transformer notre entreprise et nos services vers ce que nous en attendons » (…) « La richesse que nous produisons est amassée par notre patron Jeff Bezos, alors que nos salaires nous permettent tout juste de vivre ».
Bienvenue « Amazoniens » ! « Ici chaque journée est un nouveau départ ».
« Etes vous prêt à vous donner à fond pour faire la différence ? ». C’était mon premier jour en tant que travailleuse saisonnière chez Amazon, j’ai été engagée juste avant la haute saison. Notre responsable des opérations sur le site ressemblait à de nombreux gestionnaires d’Amazon : un homme blanc, portant un jeans et un t-shirt ciglé « Amazon Military».Le responsable dessine une pyramide inversée, où figure au sommet le terme le moins important et à la base « le plus important » : ce mot c’est « client ». « Où pensez-vous que Jeff Bezos se voit sur cette carte ? ». Silence. Il pointe le bas de la pyramide. « Jeff se voit comme la personne là moins importante de l’entreprise. Car la priorité numéro un du groupe, c’est l’engagement vis- à-vis du client et c’est à vous de veiller chaque jour à ce que cet engagement soit respecté ». « Et où pensez-vous que se trouve nos associés ? » Silence… « Ici ! Jeff vous voit tout en haut ! Vous, les associés, êtes au plus près de nos clients. Vous veillez chaque à faire respecter notre promesse. En tant qu’associés privilégiés, vous êtes les éléments les plus importants de cette société ! »
La théorie de la pyramide inversée.
Alors que je me dirigeais vers ma session de formation, vêtu de mon nouveau gilet de travail orange où était épinglé mon badge blanc d’employé « saisonnier »,un collègue s’approche de moi, vêtu de son gilet d’« Ambassadeur » bleu et vert, beaucoup plus chic, où figurait un badge bleu précisant qu’il venait d’être nommé travailleur Amazon « non saisonnier ».« Vous ont-ils raconté toutes ces conneries sur la pyramide ? ». J’ai hoché la tête pour dire oui. « C’est un sacré ramassis de conneries ». Nous avons ri, même si je n’étais pas sûr de bien avoir saisi.« Bienvenue chez Amazon » ! Grâce à l’utilisation de capteurs et d’indicateurs numériques, notre journée de travail est suivie à la seconde près.
Je n’arrivais pas à me sortir de la tête l’image de la pyramide inversée, mais d’une certaine façon, elle me permettrait de mieux comprendre ce qu’était vraiment un centre de distribution. Avant Amazon, la vente de produits se faisait principalement dans des magasins physiques, regroupant plusieurs dizaines d’employés, avec ses rayons et ses allées, ses caisses, son inventaire. Et si l’on compare le rythme d’une journée d’un magasin traditionnel à celui des centres de distribution, on peut dire sans trop s’avancer qu’il est relativement détendu.
Chez Amazon, nous ne sommes pas des détaillants, mais des ouvriers à la chaîne.
Un seul centre de distribution regroupe entre 1 500 et 2 000 travailleurs à plein temps, qui arriment, ramassent, emballent, déchargent, trient, palettisent et livrent des centaines de milliers d’articles chaque jour. Le fond sonore des centres est un mélange permanent des bruits de tapis roulants, un ballet incessant des drones Kivabotsdéplaçant étagères et palettes. « Nous travaillons dur et vite pour faire tourner Amazon. Alors que nos efforts collectifs produisent des résultats spectaculaires, nous sommes supervisés avec toujours plus de rigueur. Grâce à l’utilisation des capteurs numériques, notre journée de travail est gérée à la seconde près, chaque tâche étant chronométrée en fonction d’un « taux » défini par les gestionnaires qui nous poussent à aller toujours plus vite. L’organisation de notre espace de travail est faite pour empêcher les employer de discuter ou même de prendre des pauses, des heures considérées comme « hors tâche ». Comme les ouvriers d’une usine, sur la chaîne de montage, nous sommes des extensions de la machine », confesse l’employée.
Des employés au sommet de la pyramide.
Si l’on part du constat que les employés font vivre Amazon, il est légitime de les placer au sommet de la pyramide. Les travailleurs, qu’il s’agisse d’ingénieurs ou de centaines de milliers d’employés d’entrepôt, représentent la colonne vertébrale de l’entreprise, une ressource indispensable. « Sans nous, pas d’Amazon Prime, pas de revenus publicitaires, pas de vidéo en streaming, pas de HQ2 ». L’analogie de la pyramide est appropriée selon l’employée : elle représente la hiérarchie que ce système organisationnel impose : après quelques mois passés au sein de la société, notre témoin partage avec la majorité de ses collègues le sentiment d’un manque de considération de la part de la direction : ils ne sont pas les contributeurs essentiels au succès de l’entreprise. « En fait, ils nous traitent comme des pièces jetables », ajoute-t-elle.
Il ne faut pas attendre longtemps avant de voir des dos voutés, des cartons chuter sur la tête d’un employé, des syndromes du canal carpien aux poignets, des articulations fragilisées. Les demandes d’indemnisation suite aux accidents du travail sont le plus souvent refusées et peu d’efforts sont réalisés afin de résoudre les problèmes de sécurité. Notre témoin déplore également le sexisme, le racisme et l’âgisme d’une culture de la promotion teintée de favoritisme.
L’environnement de travail des centres Amazon est rongé par une culture toxique faite de tensions et de stress, liée à la réalisation d’objectifs de productivité poussant les gestionnairesà encadrer les travailleurs sans ménagement ni considération, toujours plus fort, plus vite sans se soucier du coût émotionnel ou personnel de ce management. « Vous arrivez à la maison épuisée, trop épuisée pour passer du temps avec vos enfants ou vos amis. Et vous remarquez que votre patron, l’homme le plus riche du monde moderne, est en train d’amasser les richesses que nous produisons, alors que nos salaires nous permettent tout juste de vivre. Le nouveau salaire minimum de 15 dollars annoncé par Amazon n’est donc pas le droit d’entrée dans la classe moyenne, promis à quelques centaines de milliers de personnes ».Pour notre témoin, ce décalage n’est plus supportable : les associés du bas de la pyramide mettent leur intégrité physique et morale en jeu, lorsque le sommet demeure hors d’atteinte.
Farid GUEHAM
Pour aller plus loin :
– « Amazon vu de l’intérieur : ils nous traitent comme de simples outils », theguardian.com
– « Une vidéo interne d’Amazon dévoile les formations antisyndicales des managers », numerama.com
– « Amazon : en un an, la fortune de Jeff Bezos a progressé de 77 millions d’euros par heure », tradingsat.com
– « Mise à l’épreuve, pression, évaluation : le management implacable d’Amazon », capital.fr
– « Quand Amazon s’arrange avec les accidents de travail »,lefigaro.fr
Photo by Christian Wiediger on Unsplash
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