La Bible des libertariens
Fondapol | 21 juin 2011
Murray Rothbard, L’éthique de la liberté, Paris, Editions des Belles Lettres, Bibliothèque classique de la liberté, 1982 (2011, réédition). Préface de Jérémie Rostan.
La pensée libertarienne « occupe [t-elle vraiment] une place plus importante qu’on ne le croit en France » ?
C’est ce qu’affirme la quatrième de couverture de ce livre ; mais on peut hélas en douter.
Si cela était vrai, ce courant de pensée aurait reçu une fois pour toutes une dénomination en français. Or on ne cesse d’hésiter entre « libertarisme », « libertarianisme », « anarcho-capitalisme », « anarchisme de droite », etc.[1]. Rares sont en outre les grands textes libertariens américains traduits dans la langue de Molière[2].
Bref, les idées libertariennes demeurent encore mal connues dans notre pays.
La difficile réception des idées libertariennes en France
C’est pourquoi il convient de rendre hommage aux éditions « Les Belles Lettres », qui rééditent aujourd’hui, avec The Ethics of Liberty (1982), un texte majeur du libertarianisme.
Traduit pour la première fois en France en 1991, épuisé et introuvable depuis, cet opus de 446 pages peut effrayer les curieux peu familiers de la pensée libertarienne. A ceux-là, on conseillera donc de ne pas hésiter à naviguer à travers les pages sans en suivre nécessairement l’ordonnancement[3].
La liberté n’est pas une hypothèse
L’œuvre de Rothbard est tout entière « est axée sur la question centrale de la liberté de l’homme[4] ». Pour lui, la liberté n’est pas une hypothèse philosophique, mais un fait.
Rothbard le démontre en construisant tout au long de la seconde partie du livre une véritable robinsonnade, à la manière des philosophes qui ont imaginé un état de nature. Cette fiction lui permet de penser une première société libertarienne, une « économie de Robinson Crusoé », qui aurait été fondée sur la liberté de protagonistes qui travaillent et échangent en étant jalousement attentifs au maintien de leur liberté.
Pour Rothbard, la liberté implique en effet le droit de propriété, qui n’isole pas les hommes (reproche banal et sempiternellement adressé aux thèses libérales), mais les pousse au contraire, naturellement, à l’échange. Car ce qui s’échange en réalité, ce ne sont pas des produits, mais des « droits de propriété ». Et ce n’est que par l’échange que les acteurs économiques démontrent la valeur (inévitablement subjective) qu’ils accordent aux produits échangés.
Toute entrave à la liberté des échanges individuels est donc, non seulement une restriction inadmissible de notre liberté, mais la matrice de fictions scolastiques dangereuses.
Les libertariens sont des enfants de Locke !
On le devine à lire ce qui précède : les idées libertariennes marquent une radicalisation de ce qu’on trouve dès le XVIIe siècle chez John Locke, dans le Second Traité du Gouvernement Civil (1690)[5]. Rothbard considère en effet comme une erreur l’acceptation lockéenne d’un État limité à ses fonctions régaliennes.
L’État n’est pour lui qu’une « vaste organisation criminelle[6] », qui menace la liberté et est incapable de s’auto-limiter. Tous les raisonnements justifiant l’existence de l’État confondraient d’abord la nécessité (évidente) de la société avec celle de l’État : or, il est des sociétés sans État et des États qui nuisent à la société !
De ce que l’État accomplit certaines tâches utiles, ils concluraient ensuite hâtivement qu’il serait le seul à pouvoir les accomplir. Or, l’État qui exproprie ou qui taxe porterait atteinte à nos libertés par son monopole de la violence[7].
Comment comprendre dès lors qu’une majorité écrasante de citoyens reconnaisse, en Europe plus qu’ailleurs encore, la nécessité d’un État ? L’explication de Rothbard est ici un peu courte : cette popularité de l’État tiendrait à ce qu’il aurait su s’entourer d’intellectuels rusés, de « chiens de garde idéologiques » pour le légitimer et ainsi tromper le peuple.
L’idée d’un droit naturel est, en soi, révolutionnaire
Les théories libertariennes, contrairement aux accommodements avec le monde existant que préconisent ceux qui se disent souvent « libéraux », sont donc révolutionnaires. Au reste, Rothbard considère que la seule hypothèse d’un Droit Naturel représente déjà une « menace considérable pour le statu quo[8] ».
« Le libéralisme aspire à ce qui doit être, sans égard à ce qui est » : à bien considérer cette citation de Lord Acton, le libertarianisme serait donc le seul vrai libéralisme.
Une société libertarienne est-elle possible ?
Murray Rothbard affirme avec force qu’« une société anarchique et par conséquent totalement libre peut parfaitement fonctionner[9] ». Il invite donc à examiner la possibilité d’une société libertarienne.
Or, celle-ci supposerait la reconnaissance de toute une série de droits qui heurtent plus ou moins profondément notre sens de l’équité ou l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine : droit à l’autodéfense, droit de corrompre, droit de ne pas nourrir ses enfants, etc.
Rothbard insiste donc à dessein sur le fossé qui sépare le droit de la morale, ou la possibilité juridique d’accomplir un acte et la décision de l’accomplir : mais est-on si certain que l’idée de dignité humaine survivrait longtemps, par exemple, dans une société radicalement libre, c’est-à-dire anarchique ? Et comment garantir la capacité des faibles à exercer leur liberté dans un monde sans règles ? On retrouve ici une problématique très rawlsienne…
D’autres aspects des théories de Murray Rothbard sont susceptibles de heurter ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent parfois de lui sans le lire. Si on admet, comme il le fait, que la propriété n’a que deux origines possibles, à savoir « la production et l’expropriation coercitive[10] », comment faut-il considérer certaines grandes fortunes contemporaines, dont les détenteurs n’ont fait qu’hériter ou spéculer ?
Une utopie utile
Parce qu’elles ne prennent pas en compte la question du pouvoir, les idées libertariennes doivent être considérées comme utopiques.
Mais cette utopie-là est utile. En envisageant un monde qui éliminerait la violence agressive des affaires humaines, en critiquant l’évidence de l’État, en nous rappelant que la liberté est la question centrale de toute pensée de l’homme, elle s’offre comme un puissant antidote contre la tentation du « tout-à-l’État », dont on connaît les dangers.
Le XXe siècle a été le siècle des totalitarismes, des crimes de masse, des idéologies coercitives, des révolutions criminelles. N’oublions pas que Murray Rothbard a publié son livre à la fin de ce siècle-là, qui n’est pas si éloigné du nôtre !
C’est pourquoi son interrogation joyeuse et radicale continuera longtemps de résonner comme une invite : après tout, « que reste-t-il à essayer sinon la liberté ?[11] ».
Philippe Granarolo (Agrégé de philosophie, Docteur d’État ès-Lettres, Professeur de Khâgne (h))
[expand title = « Notes »]
[1] Deux notes de Jérémie Rostan, qui préface le livre, confirment nos doutes en mettant en évidence le flou du vocabulaire (p. 24 et p. 199).
[2] Les Belles Lettres avaient édité en 1991 la traduction d’un grand classique de la littérature libertarienne, Vers une société sans État, de David Friedman. En ce qui concerne Murray Rothbard, on peut regretter que son principal livre de vulgarisation For a New Liberty (1973) ne soit toujours pas traduit. En revanche son opus majeur L’Homme, l’économie, l’État, a été traduit en cinq volumes par l’Institut Charles Coquelin en 2007.
[3] Quelques conseils, qui valent guide de lecture : débutez par la cinquième et dernière partie, « La stratégie de la liberté », qui pose la question majeure de savoir comment et par quels moyens cette utopie libertarienne pourrait transformer le monde (p. 397 à 423) ; venez-en ensuite à la troisième partie du livre, « L’État contre la liberté » (p. 267 à 320), qui rassemble les attaques contre l’État auquel on réduit souvent la pensée libertarienne ; lancez-vous ensuite dans la lecture de la première partie, « « Le Droit naturel » (p. 31 à 71), qui résume les fondements relativement connus de la théorie libertarienne, puis de la seconde, la plus originale et la plus philosophique, qui occupe quasiment la moitié du livre (p. 75 à 266) ; les plus courageux liront pour terminer la quatrième partie, « Autres théories modernes de la liberté » (p. 397 à 423), dans laquelle Rothbard dialogue avec des théoriciens souvent jugés proches de lui, mais à vis-à-vis desquels il n’est pas tendre.
[4] P. 23
[5] [5] p. 62 sq.
[6] P. 277
[7] Curieusement, Rothbard ne cite à aucun moment Max Weber, qui est à l’origine de la définition de l’État comme exerçant « le monopole de la violence légitime » (in Le savant et le Politique).
[8] P. 55
[9] P. 24
[10] P. 96
[11] P. 420. On lira avec intérêt la postface de 1990, rédigée après la chute du système soviétique. L’auteur y identifie trois menaces pour la liberté dans les années à venir (l’égalitarisme communautaire, les idéologies de l’environnement et le puritanisme de gauche), mais se montre optimiste à long terme. Murray Rothbard est mort cinq ans plus tard, en 1995.
Crédit photo, Flickr: h de c
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