La célébrité en question

Jean Sénié | 09 novembre 2014

5398730645_a3eb7d16b6_bAntoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité, Fayard, 2014. 24€.

Par Jean Senié

« Clay Aiken, jeune chanteur qui fut finaliste d’«American Idol», a trouvé comment mettre à profit sa célébrité : il est candidat démocrate à un siège de représentant de la Caroline du Nord à Washington. En 2003, 38 millions d’Américains avaient regardé la finale de l’émission musicale et 12 millions avaient voté pour Aiken. »[1] Cette information pourrait n’être que triviale, à la lecture du livre d’Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité[2], elle devient révélatrice du rapport que la modernité a établi entre célébrité et publicité, au sens de l’inscription d’un individu dans l’espace public.

L’action de ce jeune chanteur s’insère ainsi dans une histoire précise et clairement délimitée que retrace avec talent et brio Antoine Lilti dans son ouvrage.

Que dire de la célébrité ?

Prendre la célébrité comme objet d’analyse historique relève de la gageure[3]. Deux écueils risquent de fausser dès le début le raisonnement. Le premier consiste à faire de la célébrité une donnée intemporelle. Ce choix épistémologique aboutit à la dilution de la notion de célébrité dans un magma comprenant aussi la question de la gloire, de la réputation et du renom[4]. Le deuxième pose le problème de manière inverse en faisant de la célébrité une donnée récente, fruit de la modernité dans ce que celle-ci a de plus actuelle[5].

A l’encontre ces deux tendances, l’historien entend replacer l’apparition de la célébrité dans une temporalité qu’il estime, de manière convaincante, aller de 1750 à 1850. Pour cela il convient de définir la notion de célébrité. Se fondant sur une abondante littérature théorique[6], il propose une définition effective de la célébrité. Elle comporte deux caractéristiques principales. D’une part, elle « s’autonomise par rapport aux critères qui régissent les réputations » et, d’autre part, « la curiosité qu’elle suscite porte avec une vivacité particulière sur la vie des personnes célèbres, devenues l’objet de l’attention collective »[7].

La célébrité, si elle n’est pas toujours aisément dissociée de la gloire ou de la réputation, s’en distingue ainsi par une différence non seulement quantitative, c’est-à-dire en fonction du nombre de personnes concernées, mais aussi qualitative, c’est-à-dire par sa nature même. C’est après avoir délimité son sujet d’étude de manière rigoureuse qu’Antoine Lilti va essayer de mettre en lumière la genèse et les conditions d’apparitions, montrant par là même qu’une histoire culturelle de concepts est possible, à condition de respecter une rigueur conceptuelle et de ne pas le prendre comme prétexte pour raconter une histoire fourre-tout[8].

Je t’aime, moi non plus

L’ouvrage débute avec le couronnement de Voltaire à Paris en 1778 afin de faire ressortir les différents enjeux de la célébrité, à savoir la reconnaissance d’un individu de manière déconnectée de son œuvre, les tensions que cette séparation a suscitées chez le sage de Ferney (entre acceptation et rejet) et enfin, les ambiguïtés de l’acclamation publique. En effet, loin du triomphe que l’on rapporte souvent, Antoine Lilti montre que «  la comparaison inattendue (à nos yeux) de Voltaire et de Volange-Janot, du grand écrivain et de l’amuseur public, indique que la célébrité ne concerne pas seulement les hommes de lettres ou les artistes »[9].Cet engouement se retrouve pour les figures de Benjamin Franklin, de Rousseau, de Byron, de Joseph Talma, de Franz Liszt ou encore de Garibaldi. Cette galerie de portraits montre bien l’égalisation des conditions portées par la célébrité – l’écrivain intéresse autant que le comédien et l’aventurier autant que l’homme politique – ainsi que l’engouement constitutif du public. Il n’est pas de célébrité sans personnes friandes d’histoires et d’anecdotes, en un mot pas de célébrité sans fan[10].

L’étude de la figure de Rousseau sort renouvelée par le choix de l’analyse à l’angle de la célébrité[11]. La relecture des œuvres de l’écrivain permet de sortir de la condamnation psychologisante – Rousseau était paranoïaque et souffrait d’un terrible délire de persécution – pour entrer dans des considérations plus fines sur les « malheurs de la célébrité ». Rousseau est le premier à avoir décrit de manière aussi aiguë le sentiment d’aliénation qu’entraîne la célébrité[12]. Cela est d’autant plus remarquable que l’apparition de celle-ci est justement contemporaine de son œuvre avec les multiplications de moyens de diffusion de l’information.

La lecture de ces mécanismes se trouve enrichie par l’écriture de l’auteur qui n’hésite pas à pratiquer des aller-retour parmi des évènements similaires mais plus contemporains afin de montrer l’actualité des phénomènes qu’il décrit ou plutôt leur inscription dans une reconfiguration moderne de l’individu et de sa publicité.

Politique de la célébrité

Au-delà de l’intérêt de cette lecture dans la tentative de mieux saisir la construction de l’individualité moderne, il existe aussi une indéniable lecture politique de la célébrité sur laquelle l’auteur ne fait pas l’impasse.

Tout d’abord, il y a l’étude des mécanismes de la popularité, c’est-à-dire d’une forme de traduction politique de la célébrité. Cette popularité ne doit pas être confondue avec le charisme, au sens de pouvoir charismatique, car elle revêt une dimension d’ambiguïté dont celui-ci est dépourvu[13]. L’étude de la figure de Mirabeau fils est à cet égard passionnante car elle montre le changement de légitimité politique et annonce des transformations qui se poursuivent tout au long du XIXe et du XXe siècles.

Par ailleurs, d’un point de vue plus historiographique, l’auteur revient sur la notion d’espace public telle que l’avait énoncée Jürgen Habermas dans sa thèse[14]. Antoine Lilti nuance pour le moins celle-ci. Il explique en effet que l’ « opposition entre la publicité pensée comme l’exigence d’une critique de la raison et la publicité entendue comme manipulation médiatique et commerciale n’est pas historique mais normative. Elle est entièrement fondée sur un idéal politique, celui de la délibération publique, qu’elle projette sur l’âge d’or des Lumières pour mieux critiquer ce qui dans notre monde contemporain s’en éloigne »[15]. Le principal reproche, outre sa tendance à l’anachronisme, est de rendre impossible la compréhension de ce qu’est un public. Or, à la lecture, nous nous rendons compte qu’il s’agit d’une réalité historique, caractérisée par sa capacité à interpréter les informations qu’il reçoit. Mais selon une optique différenciée on peut tout simplement mû par sa propre curiosité. C’est aussi la richesse du livre que de rendre toute sa complexité à la notion d’espace public.

Crédit photo : Bob Bekian

[1] Le Figaro,  26/10/2014

[2] Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014, 430 p.

[3] Sans compter tous les préjugés qui sont attachés à l’idée de célébrité. Voir Ibid., p. 6-9.

[4] Ibid., p. 10.

[5] Ibid., p. 11. Sur ce point voir, Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique. Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaine », 2012.

[6]  Peter David, The Celebrity Culture Reader, New York/Londres, Routledge, 2006. ; Nathalie Heinich, « La culture de la célébrité en France et dans les pays anglophones. Une approche comparative », dans Revue française de sociologie, vol. 52, Paris, Presses de Science po, 2011, p. 353-372.

[7] Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014, p. 14.

[8] Ibid., p. 20-22.

[9] Ibid., p. 37.

[10] Ibid., p. 65-73.

[11] « Naissance des « people », dans Le Monde Des Livres, 04.09.2014

[12] Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014, p. 200-219.

[13] Ibid., p. 263 : « Seul Marat, peut-être, bénéficia, grâce à son action de journaliste et à son image de défenseur acharné des opprimés, d’une réelle popularité, plus ambivalente, encore, que celle de Mirabeau. »

[14] Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1992 (1ère éd. 1962).

[15] Ibid., p. 17.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.