La chute de la maison Berlusconi?
Fondapol | 03 juin 2011
Antonio Gibelli, Berlusconi ou la démocratie autoritaire, Paris, Belin, 2011
Silvio Berlusconi a connu, les 29 et 30 mai 2011, un échec incontestable. En cette fin de mai se tenait le second tour d’élections locales : 88 municipalités importantes étaient concernées, ainsi que 6 provinces. La complexité du système électoral italien voulait que pour 27 autres villes, ce week-end correspondît au premier tour des élections municipales…
Or, la perte de Milan et la défaite cinglante enregistrée à Naples ont été considérées, au minimum, comme de sérieux avertissements pour le président du Conseil. Les électeurs lombards et campaniens ont-ils voulu sonner le glas aux oreilles du Cavaliere ? La question mérite d’être posée, même si certains médias français ont un peu vite conclu à la fin du « moment Berlusconi[1] » ou de « l’époque berlusconienne[2] ».
Il n’est pas exagéré de considérer que, depuis 1993-1994, la vie politique italienne s’organise en effet autour de la personnalité du chef d’entreprise milanais. Et ce, même si la gauche a gouverné l’Italie de 1996 à 2001, puis de 2006 à 2008. C’est cette « centralité » de Berlusconi, de ses idées, de son style et de ses méthodes dans le débat public transalpin qu’interroge Antonio Gibelli dans son dernier ouvrage. Mais ce spécialiste reconnu de la Première Guerre mondiale reste trop prisonnier de son hostilité au Cavaliere pour livrer une analyse vraiment convaincante du « phénomène Berlusconi ».
Une crise de quarante ans
On ne peut comprendre le « phénomène Berlusconi » sans rappeler que l’Italie vit dans un climat de tension politique, ou plutôt de crise politique permanente depuis les années 1970.
Aux années de plomb, où la démocratie était menacée par l’activisme de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite, ont succédé en effet des années d’interrogations et de tâtonnements post-traumatiques, avant qu’une série de procès décapite, à partir de 1992, l’appareil dirigeant de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste italien (PSI) en particulier.
L’espace des partis de gouvernement était donc devenu un terrain vague sur la scène politique italienne au début des années 1990. Silvio Berlusconi y a prospéré. Il a établi son leadership à la faveur d’une crise et a toujours cherché depuis, lorsque les électeurs lui semblaient moins favorables, à « tendre » le débat pour l’emporter sur des adversaires moins incisifs. Ses déclarations menaçantes et islamophobes à la veille des récentes élections municipales relevaient évidemment de cette recherche de la tension.
Depuis 1993-1994, la gauche italienne a voulu répondre à Berlusconi soit en refusant cette tension (Romano Prodi), au risque d’être accusée de « mollesse », soit en en jouant le jeu, au risque de se trouver à la remorque de son adversaire. Elle n’a jamais vraiment réussi à formuler des propositions, un style et une méthode autour desquels se feraient le débat.
De l’intérêt d’une comparaison : le fascisme dit-il quelque chose du berlusconisme ?
Pour comprendre en profondeur le « phénomène Berlusconi », il faut donc d’abord se poser des questions simples. Comment le Cavaliere a-t-il réussi à faire tourner tout le débat politique autour de lui depuis le début des années 1990 ? A quelles aspirations des Italiens son style, sa méthode et ses discours répondent-ils ? Pourquoi la gauche italienne n’a-t-elle pas su « faire front » durablement face à cet adversaire qu’elle exècre ?
Or, Antonio Gibelli s’en tient à une grille de lecture unique tout au long de son livre : celle de la comparaison avec le fascisme. L’approche n’est pas sans intérêt, dans un pays qui n’a jamais vraiment entamé de « travail de mémoire » sur la période fasciste. Peut-on pour autant se priver des outils de la sociologie politique pour comprendre le berlusconisme ? Peut-on ignorer la notion de populisme pour analyser son style, ses méthodes, ses discours ? Peut-on négliger l’arrière-plan économique général sur lequel se sont inscrits les succès du Cavaliere depuis le début des années 1990 ?
Antonio Gibelli se passe pourtant de ces outils interprétatifs.
Quelle singularité du berlusconisme ?
C’est pourquoi il échoue à nous rendre plus intelligible le « phénomène Berlusconi ».
Il insiste par exemple sur la méfiance, voire l’hostilité manifestée par Berlusconi à l’encontre des contre-pouvoirs (juges, présidence de la République, médias d’opposition)[3] et y voit un signe d’autoritarisme. Voire… On pourrait lui rétorquer que Charles de Gaulle, Margaret Thatcher, Nicolas Sarkozy ou même le socialiste José Socrates au Portugal ont manifesté, hélas, les mêmes réticences, sans qu’on puisse pour autant parler de fascisme à leur égard !
De plus, Berlusconi axerait une grande partie de sa communication sur son corps, mettant en scène son éternelle jeunesse –aidée de chirurgie-, son goût du luxe vestimentaire et ses capacités de séduction[4]. Mais cela suffit-il à faire du Cavaliere un ennemi de la démocratie ? En Italie même, le socialiste Bettino Craxi usa des mêmes armes charismatiques entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990.
Du reste, Antonio Gibelli est fasciné malgré lui par cette évidence du corps berlusconien. Au point de mettre ses seuls espoirs dans le « déclin biologique » du Cavaliere : maigre consolation d’un opposant qui se dit que Berlusconi finira bien par vieillir…
Le contrôle des médias n’explique pas tout
A lire Antonio Gibelli, on ne comprend donc pas bien pourquoi les Italiens ont choisi Berlusconi comme président du Conseil à trois reprises (1994, 2001, 2008). Ont-ils été manipulés par les trois chaines de télévision et les publications que contrôle l’entrepreneur milanais ?
Le croire, c’est peut-être surestimer le poids des discours télévisuels sur les jugements politiques, ou en avoir une lecture un peu simpliste. C’est négliger, aussi, que cette force de frappe médiatique s’émousse à mesure que l’offre télévisuelle se diversifie en Italie –l’ère des chaines de télévision toutes puissantes et des émissions consensuelles est peut-être passée, dans la Péninsule comme ailleurs-. C’est présumer enfin que les choix des électeurs sont profondément irrationnels.
Il n’est pas de victoire électorale irrationnelle en démocratie
Mais pourquoi les électeurs italiens seraient-ils plus irrationnels que ceux de France, d’Espagne, du Portugal ou de Grèce –pour s’en tenir à des pays méditerranéens- ? On tentera donc de proposer une interprétation globale des succès électoraux de Berlusconi, en plusieurs hypothèses :
1-Berlusconi apparaissait, depuis la fin des années 1990 jusqu’à la rupture récente avec Gianfranco Fini, comme le leader incontesté de son camp. Aucun des leaders successifs de la gauche n’a bénéficié de la même autorité, fût-ce Romano Prodi.
2-Berlusconi bénéficiait, jusqu’à il y a peu, du soutien du grand patronat italien et des petits entrepreneurs, très nombreux en Lombardie. Ses critiques de l’étatisme, sa promesse d’une vraie révolution fiscale séduisaient cet électorat.
3-Berlusconi savait, jusqu’à récemment, s’attirer la bienveillance de l’Eglise catholique, en prenant des positions conservatrices sur des sujets sociétaux comme l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ou l’euthanasie.
4-Berlusconi a longtemps porté la promesse d’une stabilisation du système politique et est le seul président du Conseil à avoir gouverné pendant toute une législature depuis les débuts de la République italienne.
5-Berlusconi a bénéficié d’un évident épuisement du parlementarisme italien. A travers lui se manifeste la tentation, récurrente, de trouver une solution charismatique aux crises parlementaires : il y avait ainsi eu un « moment Fanfani » au début des années 1960 ou un « moment Craxi » dans la seconde moitié des années 1980.
6-Berlusconi use d’un style populiste qui est surtout efficace dans l’opposition et lui a permis d’arracher le pouvoir à la gauche en 1994, 2001 et 2008. Le « populisme gouvernemental » ne fait pas vraiment recette en revanche, comme le montrent les défaites de 1996 et 2006.
L’heure du déclin ?
Les conditions d’un déclin du berlusconisme sont-elles toujours réunies aujourd’hui ?
Le leadership de Berlusconi est discuté par Gianfranco Fini et surtout, mezza voce, par les membres de la Ligue du Nord. Les espoirs de réforme ont été déçus. Les scandales sexuels ont choqué la hiérarchie catholique. Quant aux récentes embardées anti-immigrés du Cavaliere, elles lui aliènent des électeurs modérés mais restent moins violentes que certaines diatribes de son allié Umberto Bossi.
Et puis… il y a la crise. Elle mine les soutiens du gouvernement Zapatero en Espagne, alimente l’impopularité de Nicolas Sarkozy en France… et scellera peut-être la fin de l’ « époque berlusconienne ». Au petit livre rageur et imprécis d’Antonio Gibelli, qui entendait « prendre congé de Berlusconi, en le livrant par avance à l’histoire[5] », il faudra probablement ajouter demain une postface clintonienne : « it’s the economy, stupid ! ».
David Valence est responsable du blog www.trop-libre.fr
[expand title = « Notes »]
[1] Marc Lazar, « Le moment Berlusconi », in Marc Lazar (dir.), L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Paris, Fayard, 2009, p. 105-123.
[2] Antonio Gibelli, Berlusconi ou la démocratie autoritaire, Paris, Belin, 2011, p. 10-11.
[3] P. 83
[4] P. 43-47
[5] P. 113
Crédit photo, Flickr: calciostreaming
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