La comédie humaine de Dino Risi
Guillaume Vuillemey | 19 juin 2014
La comédie humaine de Dino Risi
La traduction récente des mémoires de Dino Risi (1916-2008), Mes monstres, est l’occasion de pénétrer dans les souvenirs de l’un des plus grands noms associés à la comédie à l’italienne, dans les trois premières décennies de l’après-guerre.
Si le cinéma de Risi mérite la plus grande attention aujourd’hui, c’est parce qu’il porte une esthétique qui, à de nombreux égards, s’oppose au cinéma à thèse qui gangrène la production contemporaine, française notamment. A de rares exceptions, la réalisation actuelle (probablement depuis les années 1980, la date peut être débattue) vise avant tout à plaquer sur la complexité du réel l’une des dernières idéologies à la mode, à politiser le réel au lieu de le styliser, c’est-à-dire à le travestir au service d’une thèse, à le soumettre aux bas schémas directeurs d’une raison ratiocinante.
A l’inverse, Dino Risi ne cherche pas à convaincre, à tirer les larmes du spectateur abêti. Il peint la dimension tragique du monde sans en tirer de grandes leçons impératives : les déambulations exubérantes du personnage joué par Vittorio Gassman dans le Fanfaron (1962) ; les errements d’un journaliste misérable interprété par Alberto Sordi dans Une vie difficile (1961) ; la justice négligente n’offrant aucun espoir dans Au nom du peuple italien (1971). Pour Risi, le réel n’est ni absolument bon ni absolument mauvais, ni ignoble ni merveilleux ; il est, tout simplement, de manière intransitive.
Le comique des films de Risi est aussi le seul qui vaille : un comique de situation, ancré dans le tragique de la vie, jaillissant pour un court moment des anfractuosités du réel perpétuellement tourmenté. La comédie à l’italienne – le propos vaut aussi pour Monicelli, Comencini, et d’autres – ne cherche pas à produire un comique pur, coupé de toute description sociale ou historique, dénué de toute ampleur dramatique, comme s’y emploient tant de petits films à gags ou d’humoristes pitoyables, vite oubliés. Le comique véritable nait de la conscience profonde de la vanité du monde et, en son sein, de l’action effrénée des hommes pour dessiner leur avenir. La comédie à l’italienne est, en ce sens, avant tout une comédie humaine, qui certes fait rire des imperfections inéluctables de l’homme agissant, mais qui n’est pas le rire moqueur et distant de l’homme mesquin replié sur lui-même ; il s’agit au contraire d’un rire qui ouvre à la fatalité d’un monde dont chacun maîtrise bien peu des mécanismes.
Parmi les nombreux textes courts que compte le livre, quelques pages d’aphorismes méritent mention, car ils laissent transparaître la grande lucidité apolitique de Dino Risi (qui consiste – est-il besoin de le rappeler ? – non pas en la négation du fait politique, ce qui serait ridicule, mais en l’affirmation qu’il n’existe pas de solution politique idéale et impérative aux tourments éternels de l’homme en société). Quelques brefs exemples : « Si vous voulez faire la révolution, évitez le dimanche, les jours de pluie et l’heure des repas », « Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, mais comme nous sommes ». Ou encore, « Un sondage a permis de savoir que les femmes plaisent aux hommes ».
La distance est aussi grande entre un film à thèse et le grand cinéma, dont Risi est un auteur, qu’entre de tels aphorismes et de plats slogans politiques. D’un côté, une volonté de plaquer sur la vie de grands plans idéaux, une propagande dont la subtilité est inversement proportionnelle à la force des idées mises en mouvement ; de l’autre, la complexité de la vie humaine, admirable parfois, mais tourmentée aussi par le mal et le péché, sans qu’il n’y ait ni grand soir, ni paradis terrestre à espérer.
Au sortir des mémoires de Risi, on regrettera cependant deux choses. D’abord le caractère fragmentaire du texte qui, s’il laisse paraître un regard léger sur les rebondissements que toute vie connait, échoue à nous faire saisir la trajectoire d’une existence dans sa totalité. Ensuite, l’absence somme toute frappante du cinéma comme pratique esthétique réfléchie, comme mise en scène du comique niché au sein de la grande tragédie des hommes et de l’Histoire. Au fond, la vie et le cinéma de Risi, comme la politique, semblent n’être que bien peu sérieux pour mériter que l’on disserte doctement à leur sujet.
Guillaume Vuillemey
Crédit photo : Rue des Archives
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