La contradiction comme ADN de la Chine moderne ?
13 août 2013
La contradiction comme ADN de la Chine moderne ?
Doit-on avoir peur de la Chine ? Le communisme chinois et l’Occident, Thi Minh-Hoang Ngo, L’Aube, 2013, 127p, 13€
Partant du principe que nous avons souvent peur de ce qui nous est inconnu, la jeune auteure, Thi Minh-Hoang Ngo, entreprend, avec ce premier livre, de retracer les origines du communisme chinois et d’en exposer les points commun avec l’Occident. De l’héritage confucianiste à l’influence du Japon en passant par l’émergence des thèses maoïstes et les revendications paysannes, cet ouvrage de synthèse permettra au lecteur, instruit ou non sur la question, de bien appréhender l’essence du « modèle chinois » tout en amendant ses éventuels préjugés.
La peur qu’inspire la Chine
L’image d’une Chine grandissante sur la scène internationale inspire deux peurs principales. La première, concrète, concerne à la fois son essor économique fulgurant qui vient bouleverser l’axe USA/UE, l’absence de droits de l’homme à l’occidentale et les inquiétants déséquilibres sociaux internes au pays.
La seconde, plus abstraite, est rattachée à la doctrine communiste du Parti unique qui, pour les occidentaux, est fortement marqué par les dérives d’un utopisme morbide et totalitaire : certes, le socialisme chinois nous effraie mais qu’adviendrait-il du pays s’il venait à disparaître ? Qui prendrait les rênes de la première puissance économique et démographique mondiale et deuxième puissance économique mondiale ? Cette incertitude se révèle anxiogène.
Sous le Ciel
Comprendre la Chine actuelle implique une connaissance de son héritage confucianiste. La périphrase d’ « Empire du Milieu » en est une manifestation. Traditionnellement, la Chine se définissait comme un « empire universel », sans frontière politique ou géographique. Les notions occidentales d’Etat et d’Etat-nation étaient contraires au concept confucéen d’empire : la Chine, c’est le tianxia, ce qu’il y a « sous le ciel ». La supériorité –tout à fait pacifiste, au demeurant- chinoise se manifeste par sa centralité sublunaire et tout est potentiellement voué à faire partie de son universalité impériale.
La philosophie morale et politique confucéenne était le ciment de ces conceptions traditionnelles. Défini comme un système de « normes de pensées et de comportements [visant] à assurer à la fois l’ordre social et moral »[1], le confucianisme repose sur trois principes majeurs : la piété filiale, le respect des hiérarchies et la réciprocité envers les grands comme envers les petits. L’ordre était donc le maître mot du sage comme du politique dans la Chine pré-communiste
La chute
Les guerres de l’Opium (1839-1842/1856-1860) et celle contre le Japon (1894-1895) sonnent le glas de cette idéologie céleste. Son infériorité technologique et militaire conduit la Chine à la défaite –aucune armée permanente n’était entretenue puisque selon l’universalisme confucéen, la soumission aux rites et les respects des normes suffisaient pour garantir l’ordre et la paix-. Contre ses certitudes universalistes, l’Empire du Milieu découvre l’altérité : l’Orient devient alors un autre que l’Occident.
Le rôle du Japon dans l’émergence de la Chine moderne
La première guerre sino-japonaise marque un tournant décisif dans l’histoire chinoise. Le Japon occidentalisé impose à cette époque la modernité occidentale en orient et, avec elle, la pensée des Lumières dont le concept d’Etat-nation est issue.
La Chine est alors confronté au dilemme du Yong (utile) et du ti (essence) : « Les intellectuels se divisent […] entre les réformistes, désireux de conserver l’essence de la civilisation chinoise et son garant, le régime impérial, et les révolutionnaires, dont les communistes feront partie, partisans d’un rejet radical du confucianisme et de l’adoption de la modernité occidentale sur le modèle du Japon. »[2]
Une rupture avec le tianxia s’opère : la Chine n’est plus l’empire universel de Confucius mais un empire au sens occidental et donc conquérant du terme. L’impérialisme, dont l’annexion du Tibet est un parfait exemple, se justifie par la volonté de domination chinoise. Le concept d’Etat-nation se répand et l’amour d’une patrie dominée par la majorité Hans, assimilant les minorités ethniques, devient un axe central de la pensée politique chinoise du début du XXe siècle.
L’avènement du capitalisme industriel en Chine
Au milieu du XIXe siècle, suite à l’ouverture des ports chinois par le canon des puissances victorieuses, la Chine devint capitaliste. Il s’agissait d’un capitalisme marchand confucéen fondé sur les réseaux familiaux.
Une grande question agitait alors les milieux intellectuels : pourquoi la Chine n’avait-elle pas connu de révolution industrielle ? Etait-ce à cause de son retard technologique ? La rigidité rituelle du confucianisme avait-elle freiné l’émergence d’une industrie chinoise ? Une chose est sûre, la Chine doit se moderniser si elle souhaite satisfaire ses nouvelles volontés hégémoniques et peser sur la scène internationale.
Les révolutions de 1940 et 1950 qui permirent l’accès des communistes au pouvoir ne mettront pas fin au processus, loin de là : ceux-ci retiendront de Marx que le capitalisme industriel est une phase préalable et nécessaire au socialisme en ce qu’il permet l’émergence d’une conscience de classe.
Au simple concept d’échange se substitue alors celui de la plus-value, vecteur de compétition, d’impérialisme, de lutte pour le monopole et donc, de modernisation.
Le paradoxe d’un capitalisme d’État
L’originalité du communisme chinois, impulsé par Mao, est d’avoir misé sur la population rurale, très largement majoritaire en Chine, pour créer une conscience de classe et accumuler le capital permettant de financer la modernisation du pays. La solidarité confucéenne, très familiale, lignagère et classique ne permit pas la création d’un sentiment d’appartenance au sein de la classe ouvrière. Tous les efforts du régime naissant furent donc centrés sur les paysans. Le capitalisme rural d’Etat était le préalable à l’instauration d’une économie collectiviste.
Dans le milieu des années 40, la réforme agraire permit aux communistes d’élargir les organisations d’entraide agricole qui existaient dans les sociétés rurales confucéennes et d’y introduire des rapports de type capitaliste : suppression des rapports de réciprocité, destruction de l’inter-personnalité au profit de l’impersonnalité (interchangeabilité) et d’une commune adhésion à la norme de pensée du PCC. Chacun travail désormais pour un Etat en formation. C’est ce capitalisme d’Etat qui aujourd’hui donne naissance aux entreprises telles que Foxconn.
A l’heure actuelle, l’ambition du pays est bien de faire triompher la « voie chinoise », conçue comme une appropriation des techniques occidentales ensuite adaptées au système chinois. Le libre-échange, l’intégration au sein de l’OMC, l’étroite association avec l’ASEAN sont autant d’instruments pour devenir l’épicentre de l’Asie et du monde. En parallèle, on assiste à un retour du tianxia pour rassurer l’Occident : ce développement économique se veut pacifique. La Chine, qui dit utiliser les cartes du monde occidental, respecte-t-elle pour autant les règles du jeu ? Rien n’est moins sûr.
Démocratie, droits et libertés en Chine
Le système chinois n’est pas libéral pourtant, le sentiment de liberté individuelle n’y est pas absent, précise l’auteure. Le ziyou, concept japonais pouvant être traduit par émancipation, a peu a peu émergé dans la société chinoise en réaction aux menées colonialistes et impérialistes de l’Occident et du Japon. A ces patriotisme et nationalisme chinois se mêla un rejet des valeurs confucéennes trop rigides et jugées coupables du retard chinois pour donner naissance à une réelle conscience du moi.
Mao a d’ailleurs instrumentalisé ce sentiment pour qu’il corresponde à la doctrine du PCC à savoir que la « liberté se conçoit par rapport à la discipline »[3]. Le Ziyou permit, par le biais d’une incitation à l’autocritique et à l’introspection de s’émanciper du poids des familles (Confucianisme) et de prendre conscience de la collectivité. On constate encore une fois que la Chine utilise des « outils » occidentaux pour atteindre un but tout à fait différent : ici, l’émancipation de classe se substitue au processus de libération individuel.
Le concept de démocratie lui-même a été récupéré par le PCC. Selon le mot de Mao, la Chine est une « démocratie sous supervision centralisée », une « dictature démocratique du peuple »[4]. Un étonnant château de carte où les libertés sont « aussitôt limitée[s] par la volonté d’unifier le peuple autour de la ligne idéologique du parti ». L’un des subterfuges du régime pour garantir l’intégrité de cette association de contraires est la « méthode démocratique » : inviter le peuple à participer à des activités politiques pour l’ « éduquer » et le persuader via l’autocritique. Les opposant, eux, sont confrontés à la contrainte.
L’avenir du PCC
Politiquement, le modèle chinois est aujourd’hui en crise. Le PCC est en quête de légitimité face à une population qui supporte de moins en moins la répression, la corruption généralisée et les violences arbitraires des cadres locaux du parti (les expropriations des terres pour ne citer qu’elles). « La légitimité du PCC appelle, sous la pression de la population, une révolution dans des pratiques sociales à l’intérieur du système politique »[5]. L’intégration à son idéologie du concept de société civile, laissant plus d’autonomie aux individus dans leur rapport à l’Etat, est un exemple de tentative de légitimation du pouvoir de l’Etat-parti. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la Chine ne souhaite pas suivre la voie occidentale. Si assouplissement il y a, c’est dans le sens d’un « renforcement du monopole de la violence légitime afin d’assurer l’ordre social et de contenir les désordres sociaux »[6]
La Chine moderne est une contradiction. L’issue du XVIIIe congrès du PCC illustre cette nature contradictoire : « d’un côté la continuité dans l’idéologie et la volonté de continuer à construire une « Chine saine et prospère » […] en augmentant le niveau de vie et en luttant contre la corruption ; de l’autre, l’incertitude concernant la capacité du pouvoir central à s’entendre pour mener des réformes, en particulier politiques, et calmer les mécontentements qui s’expriment dans l société et sur la Toile face aux inégalités sociales et aux oligarchies créées par le capitalisme d’Etat chinois et tues la propagande officielle. »[7]
Faut-il avoir peur de la Chine ?
Selon Thi Minh-Hoang Ngo, connaître la Chine, ses contradictions et ses ambitions pour l’avenir permet de tempérer la peur qu’elle inspire et de corriger la vision parfois simpliste que nous avons de la nouvelle grande puissance. Malgré des projets de réformes, la politique du PCC reste dans l’ensemble inchangée depuis l’adoption de l’économie de marché. Cette continuité la rend prévisible et devrait, selon l’auteure, nous rassurer. Les difficultés auxquelles le parti doit actuellement faire face n’auront, selon toute vraisemblance, pas raison de lui. La prévisibilité a donc de beaux jours devant elle.
Par ailleurs, Thi Minh-Hoang Ngo formule l’hypothèse d’un retour des valeurs confucéennes dans la société chinoise. Celui-ci résulterait d’une nostalgie pour la morale traditionnelle face à une économie et une société outrancièrement tournée vers l’individualisme et l’accumulation sans fin de richesses personnelles.
L’auteure signe ici un ouvrage de synthèse très instructif, érudit et à la lecture aisée qui ne manquera pas d’inviter le lecteur à approfondir sa compréhension d’un système complexe et déroutant tant il emprunte à l’occident pour ensuite construire sa propre « voie ».
Julien De Sanctis
Crédit photo : Flickr, Isaac Torrontera
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