La fin des innovations ? Interview exclusive de Jan Vijg, au coeur du débat économique américain
Erwan Le Noan | 18 juin 2014
La fin des innovations ? Interview exclusive de Jan Vijg, au coeur du débat économique américain
Jan Vijg est professeur et dirige le département de génétique au Albert Einstein College of Medecine à New York. Son dernier livre, The American technological challenge, est au cœur du débat économique aux Etats-Unis – et cette semaine encore dans le Wall Street Journal. Il fait écho aux positions d’économistes comme Robert Gordon et Tyler Cowen ou le professeur au MIT Erik Brynjolfsson. Début juillet, il participera aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence. Nous l’avons interviewé.
link), vous expliquez que l’innovation a reculé ces dernières décennies. Pouvez-vous revenir sur cette dynamique ?
Jan Vijg : Cette idée m’est venue lors d’un vol Amsterdam/New York en 2006, lorsque je me suis rendu compte que c’était le même bon vieux Boeing 747 qui m’avait amené là en 1984… qu’il était entré en service en 1970 et qu’il volait encore ! Ca fait maintenant 44 ans que le 747 survole le globe ! Il a fallu environ deux décennies pour que l’avion à hélices se transforme en avion à réaction. Et que dire du Concorde – un avion de qualité, qui aurait dû certainement devenir plus silencieux, plus économe en carburant et plus spacieux avec le temps – n’a jamais vraiment été mis en œuvre dans le réseau mondial des compagnies aériennes. De même, depuis le dernier alunissage, nous ne sommes jamais retournés là-haut, et la science des navettes est maintenant moins avancée que dans les années 1960.
Quant aux voitures, elles ressemblent fortement à celles qui circulaient déjà au siècle dernier ! Toujours pas de voitures automatiques, les mêmes voies rapides, trains et bus, rien de vraiment nouveau. Même les « camions-poubelles » sont semblables à ce qu’ils étaient dans les années 1930 ! Le développement de la médecine est devenu très lent et rares sont les nouvelles découvertes réellement innovantes. La seule véritable avancée à laquelle les gens se réfèrent constamment, c’est l’ordinateur (ce qui n’est pas nouveau non plus), l’Internet (qui existe depuis des années 1980) et l’iPhone (qui n’est vraiment pas une nouvelle invention). Même dans les télécommunications, les améliorations sont tout à fait marginales. J’ai essayé de quantifier les principales inventions dans un tableau à la fin de mon livre et vous pouvez voir que les «macro-inventions » ont considérablement augmenté au cours du 19ème et durant la première moitié du 20e siècle. En revanche, elles ont diminué après 1970 environ. Pourquoi ? Ma thèse est que, lorsque les sociétés atteignent un niveau de développement élevé – avec beaucoup moins de guerres, un niveau de vie raisonnable et un gouvernement fort et efficace – la mise en œuvre d’innovations, quelles qu’elles soient, est étouffée. Pas délibérément, mais néanmoins étouffée. En médecine, l’énorme machinerie de règlements a fait monter les coûts, qui sont directement responsables de la source de médicaments. Les compagnies aériennes préfèrent facturer vos bagages plutôt que de lancer un nouveau Concorde. Les aliments génétiquement modifiés sont discrédités parce que les gens s’y opposent. Ils ne présentent aucun danger, mais cet argument n’est pas audible dans l’espace public.
Trop Libre : Selon vous, qu’est-ce cela nous apprend sur l’Amérique et le monde occidental (OCDE) en général ? Comment devons-nous interpréter ces résultats?
Jan Vijg : Les nations du monde entier convergent. Dans un futur proche, nous serons tous sur un pied d’égalité en termes de richesse. Bien entendu, l’Europe occidentale et les États-Unis cesseront d’être les pays les plus riches et les plus puissants du globe. La Chine et d’autres sont en train de rattraper leur retard et il semblerait que ni les Etats-Unis ni l’Europe ne soient capables (comme ils l’ont fait au 19ème siècle) de prendre les devants et de développer une technologie de pointe.
Trop Libre : Vous enseignez la génétique à l’Université Albert Einstein. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur l’innovation et les champs économiques ?
Jan Vijg : L’intérêt général et la prise de conscience que, mon propre champ d’expertise, la technologie médicale, n’a pas fait beaucoup de progrès. Si le projet d’étude du génome humain a été une grande réussite, il a fourni peu d’applications concrètes pour la société. Certes, la science se porte bien et nous en apprenons beaucoup chaque jour. Mais comment appliquer tout cela concrètement? Si je veux faire de la recherche, je fais de la recherche avec des souris parce que la recherche avec des êtres humains exige d’investir dans un gigantesque entrepôt pour stocker la paperasse…Maintenant, je commence à faire de la recherche avec des mouches parce que même pour les souris, les procédures sont décourageantes.
Trop Libre : L’innovation est essentielle à la croissance économique. Pensez-vous que le déclin de l’innovation constitue une preuve du déclin de l’Ouest? Comment pouvons-nous franchir ce cap ?
Jan Vijg : Dans le fabuleux livre de Thomas Piketty « Le Capital au 21e siècle », un graphique montre bien qu’il y a une augmentation progressive de la croissance économique depuis le début de notre ère jusqu’à 1970, puis cette même courbe commence à décliner à partir des années 70. Comme je le dis dans mon livre, montrant également la baisse de la croissance économique du monde – à partir de 1950 et jusqu’à nos jours – la technologie est devenue le carburant de la croissance économique. Ralentissez le développement de la technologie et la croissance économique ralentira. L’innovation n’est cependant pas en « déclin », je dirais plutôt qu’elle est en décélération, c’est à dire qu’elle augmente de moins en moins vite et pourrait éventuellement stagner d’ici quelques années. L’innovation existe, mais ses apports concrets deviennent mineurs (la prochaine mise à jour de votre iPhone). Pour autant, je pense que nos sociétés vont faire mieux que jamais, en fait. Ce fût le cas à la fin de l’Empire romain, qui fût, comme l’écrivait l’historien britannique Edward Gibbon ; « la meilleure période de l’humanité jamais connue » (pourtant, il n’y avait pas de nouvelles inventions!). Même constat pour la Chine sous les dynasties Ming et Qing : tout le monde est heureux, mais on ne trouve pas de trace de grandes inventions. Il en sera de même pour nous : nous ne mettrons jamais 30 minutes pour rejoindre Tokyo, jamais nous ne poserons les pieds sur Mars, jamais nous ne guérirons le cancer ou le vieillissement, mais tout le monde sera heureux !
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