La fin du salariat ?

Fondapol | 24 novembre 2014

OLYMPUS DIGITAL CAMERALa fin du salariat ?

Par Jacques Arnol-Stephan

Le salariat va mal. Les chiffres du chômage comme ceux du “travail non déclaré” sont édifiants. Est-ce une catastrophe, ou doit-on au contraire se réjouir de la diminution de cette forme aliénante de travail qu’est le travail salarié ? Une question provocatrice qui mérite pourtant d’être posée, à l’aune des attentes des générations actuelles, qui demandent plus d’autonomie, de liberté, de maîtrise de leur vie. Et à l’aune aussi d’autres indicateurs de prospérité que le simple nombre de salariés d’un pays…

Il y a consensus, en France en tous cas, sur le fait que la bonne santé d’une économie se mesure au solde entre la création et la destruction d’emplois, sous-entendus salariés. Chez nous, le baromètre réel de la société est tenu par Pôle Emploi. Et si ce consensus était tellement évident qu’il en deviendrait aveuglant, au sens premier du terme, et nous empêchait de prendre en compte la marche du monde vers une civilisation de plus en plus évoluée ? Deux informations récentes pourraient nous inviter au moins à nous questionner.

L’emploi salarié mis à mal

La première de ces deux informations nous vient de la Cour des comptes. Dans son dernier rapport sur la Sécurité Sociale, elle souligne et fustige un manque à gagner de 20 à 25 milliards d’euros, provenant du travail dissimulé, sous diverses formes, parmi lesquelles “le détournement du statut d’auto-entrepreneur”. Mais ce manque à gagner est-il un problème pour notre société, ou simplement pour la Sécurité Sociale ? Avant de tenter de répondre, regardons outre-Atlantique. Dans un article du printemps 2014, le magazine Forbes souligne l’explosion des entreprises sans salariés qui franchissent la barre du million de dollars de revenu. “Million-dollar one-person businesses multiply”, titre le magazine, qui poursuit en écrivant “That’s exciting news for people who don’t want to work for “the man” but still need to earn a healthy income”. Une bonne nouvelle donc, d’autant que les “micro entreprises” qui passent le mur des 100 000 dollars de revenu se multiplient aussi. Au total, 1,7 millions d’entreprises “à une seule personne” se situent entre 100 000 et 250 000 dollars. La différence de tonalité entre ces deux constats est frappante. D’un côté de l’Atlantique, la multiplication des auto-entrepreneurs est stigmatisée comme source de “travail au noir”1. De l’autre, cette multiplication est fêtée comme signe de bonne santé de l’économie ! Cherchez l’erreur

Le salariat, une aliénation ?

Vendre sa force de travail à autrui, dans un rapport du faible au fort, n’est-il pas légitimement considéré comme une “aliénation”, c’est-à-dire une soumission d’une part de sa personnalité à des
forces extérieures ? Celui qui “perd [le contrôle de] sa raison” devient un aliéné. Ne peut-on considérer que celui qui perd le contrôle de son travail, donc de sa création, en est également un ? Depuis le début de l’ère industrielle, la question de la motivation des salariés est au coeur des réflexions sur le management. Pour Taylor, la cause est entendue : les salariés n’ont aucune autre motivation qu’en faire le moins possible pour toucher leur salaire, et il faut donc morceler et contrôler pour que le résultat soit néanmoins au rendez-vous. Pour les tenants du toyotisme, 80 ans plus tard, les salariés ont fortement progressé, puisque leur dimension psychologique “mérite” d’être prise en compte. Il faut dire que, depuis au moins la seconde moitié du XXe siècle, l’enjeu n’est plus seulement de capter la force physique des travailleurs, mais leur intelligence. Mais la problématique reste la même : obtenir des salariés une meilleure productivité, en “pensant à leur place”, même si on commence à prendre en compte leurs suggestions…
Si de tels efforts sont nécessaires pour tenter de développer la productivité des salariés, cela n’est-il pas un indice de cette “aliénation” ? Car, quand il s’agit de travailler pour soi, pas besoin de contrainte ou de trésor d’ingéniosité pour (se) convaincre d’utiliser la méthode la plus efficace. L’automanagement marche alors à plein, et chacun tourne son regard vers les meilleurs pour tenter de les imiter. Pour Max Weber2, il semblait peu naturel qu’un être humain adulte choisisse d’obéir à un autre être humain adulte, et cette “obéissance contre nature” méritait qu’on tente d’en décoder les ressorts. Tentons un parallèle… Qu’y a-t-il de naturel à aller faire le ménage chez quelqu’un d’autre, au risque d’être trop fatigué pour s’occuper de sa propre maison ? N’est-ce pas là une aliénation ?

Des RPS à la remise en cause du salariat

Ce n’est pas un hasard si les Risques Psycho-Sociaux tiennent la vedette aujourd’hui. Passer de la main-d’oeuvre au cerveau d’oeuvre entraîne bien évidemment une évolution des symptômes des maladies professionnelles. Les Troubles Musculo-Squelettiques sont remplacés par des troubles psychiques, puisque le siège de l’effort principal qui est demandé par le travail change.
Mais que trouve-t-on à la base des risques psychosociaux ? Contrairement aux TMS, les RPS ne résultent pas d’une utilisation excessive du cerveau ou de la psyché, mais d’une sous-utilisation. Car le cerveau s’use d’autant plus vite qu’on ne s’en sert pas. Quand on interroge des salariés en souffrance psychique au travail sur les causes de cette souffrance, la réponse la plus fréquente est : « on ne me fait pas confiance ». En réalité, on ne demande pas trop à leur intelligence et à leur culture, mais pas assez. Quoi d’étonnant dans une société qui a vu en quelques décennies bondir le niveau d’instruction, donc d’entraînement du cerveau ? La qualité des “tâches” à réaliser a-t-elle évolué en même temps qu’évoluait le niveau d’instruction ? Rien n’est moins sûr. On pourrait même presque parier le contraire, tant la normalisation des processus, leur automatisation plus ou moins complète a rendu la “main d’oeuvre” esclave ! Tous les métiers manuels ont gagné en facilité par les progrès de la mécanisation. Ils ont, dans la plupart des entreprises, gagné aussi en sécurité, par l’avancée des normes et des procédures. Mais ont-ils gagné pour autant en attrait intellectuel, alors même que ceux qui les exercent gagnaient énormément en dextérité intellectuelle à travers une scolarisation beaucoup plus longue ? Et on pourrait en dire autant de métiers dits “intellectuels”. Les procédures, de plus en plus contraintes, de gestion des entreprises ont-elle fait gagner en autonomie, en créativité, en responsabilité, ceux qui les font respecter ?
Or, il est une activité humaine qui sollicite cette autonomie, cette dextérité intellectuelle, tout en contribuant à les développer, dans un véritable cercle vertueux. C’est la décision. Et quelle est une des différences majeures entre un salarié et un “indépendant”? Justement, le champ de la décision. Un jeune informaticien dans une société de service informatique a un travail techniquement aussi intéressant, si ce n’est plus, qu’un auto-entrepreneur “free-lance” dans le même domaine. Mais l’essentiel des décisions stratégiques et opérationnelles qui conditionnent son futur lui échappe, alors que le free-lance doit les maîtriser. Le maçon dans une entreprise du BTP aura peut-être l’occasion de participer à de très beaux chantiers, mais l’auto-entrepreneur du bâtiment choisit lui-même ses clients et son rythme de travail. Non que les salariés n’aient aucune décision à prendre, bien sûr. Tout est affaire de degré et de nuance.

Une société évoluée n’est-elle pas une société d’auto-entrepreneurs3 ?

J’ai écrit dans Entreprendre dans un monde en mutation4 que l’aventure entrepreneuriale est la plus belle aventure qui nous reste au XXIe siècle. Je ne renie aucunement cette affirmation. Mais, comme l’Aventure du temps jadis, elle ne tente pas tout le monde. En revanche, la maîtrise de sa propre vie, y compris professionnelle, devient un marqueur des nouvelles générations. Sans que ce soit la seule piste, on peut gagner de la maîtrise en changeant son rapport avec
l’entreprise, en substituant à la relation employeur-salarié une relation client-fournisseur qui est, si on y regarde bien, beaucoup plus équilibrée, égalitaire et humaine. Car une relation client-fournisseur est fondée sur l’échange et non la subordination. Il ne s’agit pas de dépeindre un monde idyllique qui serait fait d’humains tous égaux et animés d’une volonté de coopération sans limite. L’utopie fouriériste du phalanstère ne sera probablement pas généralisée demain. Mais ne serait-il pas temps de voir dans la réduction du champ du salariat au profit d’autres formes de coopération un vrai signe de progrès, démontrant une “montée en compétence” de nos sociétés ? Les auto-entrepreneurs doivent être gestionnaires et commerciaux en plus de leur compétence “métier” de base. Et en même temps, en mettant en oeuvre ces compétences diverses, ils gagnent en maîtrise et en accomplissement. Selon une étude internationale Gallup, 11% seulement des salariés se déclarent3 “engagés”, 61% se déclarent “non engagés” et 28% seraient “activement désengagés”. Et si une clé pour “motiver” ces salariés était… qu’ils ne soient plus salariés ? 43% des Français5 associent en premier à la création d’entreprise l’idée “d’épanouissement personnel”, même s’il n’étaient en 2012 “que” 14% à envisager de créer une entreprise dans les 3 ans…

Des conséquences sur le management

La question qui précède n’est iconoclaste que si on oublie de considérer le temps et l’espace. Si le salariat est depuis plusieurs décennies, dans nos pays occidentaux, la forme dominante du “contrat social” — près de 90 % du total des emplois en France au 31 décembre 2013 selon l’INSEE —, ils ne représentaient que 53% des actifs en 1900. Sortons de l’hexagone : en 2000, seulement 14% des travailleurs indiens étaient salariés, alors que 53% étaient des travailleurs indépendants (Rapport d’information au Sénat – 25 juillet 2007). Nous vivons aujourd’hui une mutation économique profonde et non une simple crise passagère. Comment imaginer que les formes du contrat social seraient à l’abri de cette mutation ? Plutôt que de contempler avec désespoir le “manque à gagner” de nos organismes sociaux tout entiers conçus pour un monde de salariés, il est temps de se réjouir de l’émergence de nouvelles formes “d’auto-emploi”.
Et d’y préparer les managers. Car les grands projets continueront à nécessiter une forme d’organisation collective. Celle qui émerge, plus réticulaire que hiérarchique, exigera des managers
plus de communication, plus d’attention à l’autre, plus de capacité de négociation, plus de maîtrise de l’exercice d’une juste autorité. En 1985, André Mulliez disait : « pour créer des emplois, créons des employeurs ». Osons aujourd’hui le néologisme “ensembleur” pour décrire ces employeurs d’un nouveau genre qui sauront faire travailler ensemble, de façon durable et harmonieuse, des salariés, des auto-entrepreneurs, des sous-traitants, pour relever les défis auxquels la planète doit faire face.

1.  Certes, la Cour des comptes ne met pas tout “sur le dos” des auto-entrepreneurs. Mais se voir citer au même niveau que les pratiques mafieuses ou les trafics de main d’oeuvre a dû en faire blêmir quelques-uns…

2 Auteur, entre autres, de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme

3 Ici et dans les lignes qui suivent, il s’agit du concept d’auto-entrepreneur, et non du statut spécifiquement français.

4 Editions l’Harmattan – Mars 2013

5 Etude de 2012 à l’initiative de l’association Créativallée et de Réseau Entreprendre

Crédits photo : Stéphane Martin

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.