La liberté se lève à l’ouest

Fondapol | 14 mars 2011

14.03.2011Steven Jezo-Vannier, San Francisco. L’utopie libertaire des sixties, Le Mot et le Reste, 2011

Vu d’Europe, les origines du phénomène hippie restent une énigme historique.

Il s’est en effet développé sans référence à la lutte des classes ni révérence pour Marx, ce qui le distingue de mouvements contestataires apparus en Europe dans la seconde moitié des années 1960. Or, la mémoire collective associe un peu vite les différentes formes de contestation qui s’exprimèrent à cette époque dans le monde occidental. Quoi de commun pourtant entre la Gauche prolétarienne en France et la New Left américaine ? En matière de mœurs, le conservatisme de l’une tranche très nettement avec le libéralisme de l’autre, par exemple…

En Californie même, Steven Jezo-Vannier rappelle que les membres du Free Speech Movement (FSM), que fondèrent des étudiants de Berkeley très politisés à l’automne 1964, faisaient souvent mauvais ménage avec les « tribus » hippies. Faire l’histoire du San Francisco contestataire des les années 1960, c’est donc insister d’abord sur la complexité du phénomène hippie et de son rapport à des mouvements plus simplement politiques.

Du San Francisco de Sueurs froides à celui des hippies

Le mouvement hippie a connu une importante postérité en Europe. Mais ses origines sont en Californie. Il naît peut-être à La Honda, près de la Silicon Valley, où Ken Kesey s’installe en 1963-1964 avec la tribu des Merry Pranksters. Il s’éteint probablement à Altamont, en décembre 1969, lorsqu’un festival de musique est endeuillé par la mort de plusieurs spectateurs. Entre ces deux dates, l’épicentre du mouvement se situe à San Francisco, plus précisément de dans le quartier de Haight-Ashbury, près du Golden Gate Park.

Pourquoi là et pas ailleurs ? Le quartier était bon marché. En outre et comme beaucoup de ports, San Francisco cultivait depuis le XIXe siècle une réputation d’ouverture. La ruée vers l’or y avait attiré des populations très diverses. Enfin, c’est à San Francisco que la Beat Generation incarnée par Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Neal Cassady ou William Burroughs notamment avait établi ses bases dans les années 1950. Or, les beatniks ouvrirent à maints égards la voie au mouvement hippie. Ils revendiquèrent par exemple le droit de vivre une sexualité dégagée des lois de la morale : Ginsberg et Burroughs étaient homosexuels, Kerouac et Cassady bisexuels. La Beat Generation marqua aussi son intérêt pour les philosophies orientales – et surtout celles de l’Inde, léguant ces références aux hippies.

Une histoire américaine

Le mouvement hippie s’inscrit plus largement dans une certaine tradition américaine. Pendant ses quelques années d’existence, il reposa sur des « tribus » comme les Merry Pranksters. Ces groupes contestataires développaient des codes, des usages voire des moyens d’action spécifiques. Ils surent néanmoins se retrouver à plusieurs reprises : ainsi lors du rassemblement du 14 janvier 1967 (Human Be-In), dans le Golden Gate Park de San Francisco. Or, leur prise de distance radicale à l’égard des valeurs de la société était peut-être plus facile aux Etats-Unis. L’état fédéral ou les états n’y regardaient pas par principe tout groupe affichant des valeurs différentes comme une menace pour la cohésion nationale.

La tentation du retour à la nature, sensible chez les hippies à partir de 1967-1968, et la multiplications des communautés rurales relevaient, elles aussi,  d’une autre manière de vivre l’Amérique. Elles n’étaient pas sans précédent. Dès le XIXe siècle, avec l’Icarie d’Etienne Cabet ou la New Harmony de Robert Owen, les Etats-Unis avaient vu se multiplier les communautés utopiques. L’immensité du territoire et sa virginité s’y prêtaient, ainsi que le souci, pour des groupes de taille variable, de retrouver la liberté des premiers colons. Liberté irréductible de l’individu, recherche de l’authenticité au contact de la nature : ces valeurs étaient déjà celles d’Henry David Thoreau.

Quel rapport au réel ?

L’usage de stupéfiants tenait, on le sait, une grande place dans le mouvement hippie. Il devait permettre aux individus de dépasser leurs propres limites. Le LSD jouait à cet égard le même rôle que la vitesse, aux volants de motos surpuissantes, pour un groupe comme les Hell’s angels. D’aucuns s’improvisèrent même théoriciens de ce recours aux drogues : on songe à Timothy Leary par exemple. Les séances de défonce collective autorisaient de nouvelles expériences. La prise de LSD ou d’autres drogues soudait le groupe. Paradoxalement, elle autorisait aussi chacun de ses membres à vivre sa propre individualité de manière plus intense. Mais combien y perdirent la vie, comme la chanteuse Janis Joplin en 1970?

Dans le même temps, des groupes appartenant au mouvement hippie, ou proches, cherchaient à interroger la société plus directement. De nouvelles formes de contestation furent alors inventées. Elles tenaient pour beaucoup du happening : théâtre de rue, occupation sauvage de jardins publics, traversée des Etats-Unis d’ouest en est à bord d’une camionnette repeinte aux couleurs du psychadélisme, etc. La très symbolique « Parade de la mort de l’argent » organisée le 17 décembre 1966 par le groupe des Diggers nous apparaît à cet égard comme un lointain ancêtre des actions menées aujourd’hui en France par des collectifs de gauche comme « Sauvons les riches ». A ceci près que, plus de quarante ans plus tard et dans une France beaucoup plus ouverte que l’Amérique des années 1960, les happenings de certains groupes servent surtout les ambitions médiatiques de leurs leaders…

Une liberté au service des hommes ?

On n’abordera pas dans cet article la question de l’esthétique hippie dans la musique ou les arts graphiques. Steven Jezo-Vannier y consacre de longs et utiles développements, dans un livre souvent réussi, parfois maladroit mais toujours séduisant.

Plus importante semble la question des mœurs, ou plutôt du genre dans le mouvement hippie. La liberté sexuelle revendiquée par ses figures les plus charismatiques était trop souvent une liberté masculine de jouir sans entraves. Steven Jezo-Vannier a du reste l’honnêteté d’évoquer cette « part d’ombre » dans son livre (qui comporte une très utile chronologie et reproduit de belles photographies de cette époque). Est-on certain que les femmes aient bénéficié, dans les communautés rurales qui se développèrent aux Etats-Unis à partir de 1967-1968, d’une réelle liberté sexuelle ? La fascination exercée par certains leaders du mouvement hippie n’a-t-elle pas pu aboutir, ponctuellement, à ce que des formes archaïques (harem) de rapports entre les sexes y soient pratiquées ? Plus généralement, où a-t-on vu qu’une femme ait jamais joué de rôle majeur dans le mouvement hippie ? Les plus politiques des hippies sont « passés à côté » du féminisme.

Ce combat-là avait heureusement été endossé par d’autres groupes, qui se réclamaient à l’occasion de John Stuart Mill. Les libertaires qu’étaient les hippies auraient peut-être eu intérêt à lire les bons auteurs libéraux pour penser l’émancipation des femmes !

Quelle postérité?

Au XXe siècle, nombre de vagues de libération sont nées aux Etats-Unis avant de déferler sur l’Europe. Ce fut précisément le cas pour les femmes. Dès avant la Première Guerre mondiale, les Américaines donnaient le la : elles incarnaient un nouveau modèle de féminité et bousculaient les lieux communs du siècle précédent sur l’émotivité, la fragilité, la pudeur ou la passivité supposées des femmes. A son tour, le mouvement hippie essaima en Europe dès la fin des années 1960. Des communautés se formèrent alors sur le Vieux continent, qui prirent pour modèles les expériences d’outre-Atlantique. Certaines existent toujours : ainsi la communauté de Christiania, à Copenhague. Pour l’essentiel, les groupes qui s’inspiraient des hippies ont pourtant vécu. Il n’est pas facile de vivre longtemps en marge ! Ajoutons que les communautés utopiques se fondaient sur un postulat dès longtemps discuté, celui de la bonté de l’homme.

Le legs le plus durable du mouvement hippie à notre temps est sans doute l’écologie. La prise de conscience de la nécessité de respecter la nature et de n’en pas épuiser les ressources ne date certes pas des années 1960. Mais c’est à cette époque que les thématiques écologiques ont définitivement échappé à l’association – infamante autant qu’erronée – avec l’extrême-droite. Aux Etats-Unis, en Allemagne ou en France, ce développement s’est en particulier opéré autour de l’hostilité au nucléaire militaire et civil. A l’heure où le Japon est menacé d’une véritable catastrophe nucléaire, il n’est peut-être pas inutile de méditer certains avertissements…

Crédit photo : Flickr, Marshall Astor – Food Fetishist

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