La mort en public

Fondapol | 20 mai 2011

20.05.2011Emmanuel TAIEB, La guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, 1870-1939, Paris, Belin, Coll. Socio-Histoires, 2011, 317 pages.

Le trentième anniversaire de l’abolition de la peine de mort ne pourra vraiment être fêté qu’à l’automne 2011.

Mais dès à présent, plusieurs livres nous invitent à revenir sur l’histoire de la mort donnée. Celui d’Emmanuel Taïeb est un des plus originaux, car il pose la question de la publicité des exécutions capitales. Au terme de quel processus le législateur fut-il conduit, en 1939, à interdire au public d’assister à la mise à mort des condamnés? Cette décision constitue-t-elle une étape importante dans le chemin vers l’abolition de la peine de mort?

Une autre histoire de la IIIe République

En 1848, la peine de mort pour faits politiques est abolie. A l’époque qu’étudie Emmanuel Taïeb dans son dernier livre (1870-1939), le temps des exécutions d’hommes présentés comme des « traîtres à la patrie », au roi ou à l’empereur, est donc passé.

Entre 1870 et 1939, la peine capitale voit son champ circonscrit aux meurtriers. La date de 1870 fait sens à cet égard car elle correspond à une affaire criminelle particulièrement célèbre : l’affaire Troppmann. Le jeune Jean-Baptiste Troppmann avait en effet été reconnu coupable d’assassinat d’une famille entière, en Alsace et à Pantin. Ses crimes, particulièrement atroces, donnèrent  le stéréotype des scandales populaires de l’époque dont bénéficiait une presse à grands tirages.

Emmanuel Taïeb  referme son livre avec la Seconde Guerre mondiale. Mais la date de 1939 correspond surtout, en l’espèce, à la dernière exécution rendue publique en France : celle de Jean Dehaene. En annexe est reproduite la liste de tous les criminels exécutés de la IIIe République. Certains ont marqué les esprits, comme Landru, l’un des tueurs en série les plus connus.

Donner la mort, un acte de souveraineté

La peine de mort est liée à la notion de souveraineté. Cette violence légitime est encadrée par le droit et en principe défendue sous la IIIe République au nom de l’exemplarité. Cette peine capitale doit permettre de maintenir la paix publique dans une société qui se vit comme rongée par le crime. La mise à mort de « l’ennemi du groupe » a également pour but de préserver l’ensemble des citoyens.

Or, la mise à mort ainsi que les supplices et les châtiments ont quasiment toujours été rendus publics. Les Eglises justifiaient souvent cette publicité. L’exécution n’offrait-elle pas au criminel la possibilité d’un repentir spectaculaire et exemplaire ? C’est pourquoi les dernières paroles du condamné étaient très attendues par les foules qui assistaient aux exécutions. Elles devaient même, dans l’idéal, suivre une forme assez codifiée. Ces derniers mots donnaient un sens à la décision prise au nom du peuple français de donner la mort.

Quand la mort attire les foules

La publicité de la peine de mort est de plus en plus remise en cause sous la IIIe République. Il faut y voir un effet de l’évolution des mœurs. La France figure pourtant parmi les derniers pays d’Europe à avoir mis un terme à la publicité des exécutions.

Donner la mort déplace les foules et suscite une ferveur populaire. Cet ouvrage tente de comprendre la fascination qu’exerce ce spectacle sur une population surtout urbaine. Ce sentiment ne naît pas spontanément. Il est suscité, cultivé par cette presse à scandales dont les historiens Dominique Kalifa et Anne-Claude Ambroise-Rendu ont montré qu’elle participe de l’émergence d’une culture de masse[1]. Assister à une exécution devient un défi personnel à relever, pour se prouver à soi-même que l’on est capable de regarder une mise à mort – celle d’un criminel dont on connaît le forfait par la presse.

Pour autant, les vertus « pédagogiques » de ces exécutions publiques ne cessent pas d’être interrogées tout au long de la IIIe République. Ce spectacle ne crée-t-il pas une forme d’accoutumance à la violence, ne flatte-t-il pas les dispositions naturelles de tout homme à la cruauté ?

Bourreaux et réprouvés

La figure du bourreau fascine Emmanuel Taïeb. Il accorde à son étude un soin tout particulier et se fonde sur les carnets intimes du bourreau Treiber. L’historien rappelle que dès 1870, les bourreaux départementaux sont supprimés au profit d’un seul bourreau national : le fameux Treiber. Le poids de la mise à mort repose désormais sur les épaules d’un seul homme, qui fait figure de véritable réprouvé en dehors des moments où il rempli son sinistre office. On sait que l’ambiguïté du statut des bourreaux dans les sociétés modernes et contemporaines a intéressé des artistes aussi différents que le romancier suédois Pär Lagervist ou le cinéaste espagnol Luis Garcia Berlanga.

Emmanuel Taïeb utilise pour sa part des témoignages de bourreaux ou de spectateurs ayant assisté à des exécutions malaisées afin de produire un « effet de réel ». C’est réussi ! Le lecteur a même parfois l’étrange sensation d’assister à une exécution en temps réel…

La mort au secret

Dès la seconde partie du XVIIIe siècle, la souffrance du condamné commence à être mieux considérée et prise en compte. Cela tient pour beaucoup au regard qu’on porte sur le supplicié : est-il un monstre ou un semblable ? Dans son traité Des délits et des peines (1764), Cesare Beccaria se fonde ainsi sur « l’humanité » de ses condamnés pour juger « barbares » la torture et la peine de mort.

Le recours à la peine capitale suppose en outre  l’existence d’une justice infaillible. En cas d’erreur judiciaire, il faut pouvoir invoquer, a posteriori, la majesté de l’Etat et de la Nation pour essayer de faire oublier la faillibilité des hommes. Mais une conception libérale du droit s’oppose à l’idée d’une justice « terrible », qui ne prendrait pas en compte ce qui atténue la responsabilité de l’accusé, comme la folie ou la légitime défense. Pour autant, les libéraux ne sont pas unanimes dans leur hostilité à la peine capitale, puisque Benjamin Constant recommande par exemple de la conserver et de la réserver à un nombre très limité de crimes.

L’évolution des sensibilités conduit, au XIXe siècle, à réprimer peu à peu la violence dans l’espace public. L’histoire est, on le sait, faite de paradoxes. La question des exécutions publiques n’en est pas avare. En même temps que le public se passionne pour des affaires criminelles et semble fasciné par les exécutions, sa sensibilité à la mort donnée évolue. En assistant à l’exécution, le spectateur développe de plus en plus un sentiment de complicité ou de honte. De moins en moins de personnes se déplacent pour assister aux exécutions à partir de la fin du XIXe siècle. Beaucoup s’évanouissent, en particulier lorsque le bourreau « manque son coup ».

Cette évolution interroge plus globalement le rapport à la mort des sociétés occidentales. Quand la mort quitte peu à peu l’espace du « social » et du « naturel » pour celui de « l’intime » et de l’exceptionnel, les sensibilités évoluent nécessairement quant à la nécessité de la donner en public. La fin de la publicité des exécutions est souvent envisagée dans les années 1920, mais la décision de rompre avec cet usage séculaire n’est véritablement prise qu’en 1939.

When curiosity doesn’t kill the cat

La fascination du public pour la mort donnée n’a pas cessé avec la fin de la publicité des exécutions. Elle est particulièrement vive quand s’y mêle le frisson du régicide. La dernière exécution publique qui a ainsi marqué les esprits est celle de Saddam Hussein, le 30 décembre 2006. Des photos et des vidéos du déroulement de l’exécution sont même disponibles en libre accès sur Internet : cette mort-là a été rejouée des milliers de fois depuis quatre ans et demi.

Il y aurait du reste une belle étude à écrire sur les rapports entre la mort et les images au temps des médias de masse : les récentes images d’un prévenu français encadré par deux policiers américains n’ont-elles pas surtout choqué parce qu’elles rappelaient le cheminement d’un condamné à mort lorsqu’on le conduit au bourreau ?

Katia Labat

[expand title = « Notes »]


[1] Voir notamment, de Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995 et Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005, et d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004 et Crimes et délits. Une histoire de la violence de la Belle Epoque à nos jours, Paris, Nouveau Monde, 2006.

Crédit photo, Flickr: kevin dooley

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