La nouvelle reproduction sociale

Fondapol | 18 avril 2013

18.04.2013
La nouvelle reproduction sociale

Camille PEUGNY, Le destin au berceau : inégalités et reproduction sociale, 2013, Coédition Seuil-La République des idées, 128 pages, 11.80 €

Inspirée par Pierre Rosanvallon, la collection « La République des idées » publiée par le Seuil propose depuis 2002 des ouvrages à la fois courts, percutants et à la pointe des recherches en sciences sociales. Texte après texte, elle dessine les contours d’une société française qui connaît, depuis les années 1970, des mutations aussi importantes que mal comprises.

Maître de conférences à Paris VIII et spécialiste des questions de déclassement[1], le sociologue Camille Peugny y ajoute un texte stimulant sur un des aspects constitutifs de notre société, à savoir la reproduction sociale.

Une société  (toujours) bloquée ?

La réflexion sur la transmission des situations sociales entre générations sur les possibilités de mobilité sociale n’est pas nouvelle.

En 1970, alors que l’hexagone était installé dans les « trente glorieuses », un sociologue, Michel Crozier, publiait La société bloquée, recueil de textes critiques sur les difficultés, les résistances ou les archaïsmes qui touchaient la France face à l’effort de la modernisation. Un an plus tard, dans La reproduction, les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron décryptent les phénomènes de transmission des inégalités dans le système éducatif.

Le contexte de 2013, tel qu’il est présenté par Camille Peugny,  a beaucoup changé : les mutations du capitalisme, la montée de « l’insécurité sociale » (selon l’expression du regretté Robert Castel), la crainte de vivre plus mal au sein de notre pays ont révélé, comme la marée descendante, ont mis à nu de nouveaux blocages.

La fin invisible d’un modèle social ?

Trois axes structurent l’ouvrage.

L’auteur considère d’une part que le social souffre d’une certaine « invisibilité » dans les sciences sociales mais aussi dans le débat public. Il est vrai que notre époque est marquée par le reflux des théories fondées sur l’analyse des classes sociales a été fort. Paradoxalement, ce reflux est encore plus marqué à gauche au nom du « postmodernisme » et de l’empire des minorités.

D’autre part, Camille Peugny établit le constat- qui touche l’ensemble des sociétés mais à des degrés différents- de la transmission générationnelle des inégalités sociales.

Enfin, il questionne la pertinence, voire l’humanité, d’une société qui se voudrait fondée uniquement sur le mérite individuel, idée portée par certains critiques du système scolaire, comme Marie Durru-Bellat ou François Dubet.

La fin d’une époque

Selon l’auteur, la société française, jusqu’aux années 1970 regroupait plusieurs éléments qui faisait croire à une « société de classes moyennes », ou du moins en voie de « moyennisation ». La montée du niveau de vie général, la massification scolaire, et la multiplication des possibilités de mobilité sociale en sont autant d’aspects. A cette époque, les inégalités diminuent, la pauvreté recule. Le « modèle social français » laisse espérer de meilleurs lendemains. Ces différentes évolutions est aspirations se conjuguent dans une forme de fluidification du corps social, où les transformations, les espérances individuelles et l’espoir collectif marchent de concert.

A partir des années 1970, cette configuration sociale se délite. La crise du capitalisme industriel traditionnel est le moteur de cette remise en cause. L’économie fait peser le coût de ses mutations sur certaines catégories de la population : couches populaires, jeunes, déclassés, précaires, majoritaires dans la population mais de moins en moins visibles. Les personnes nées durant cette décennie et les suivantes ont un accès désormais plus difficile à une situation stable ou meilleure que celle de leurs parents.

Mobilité et inégalités

L’ouvrage questionne le lien entre « mobilité sociale » et « inégalités ». Statistiques à l’appui, il conteste l’idée largement répandue qu’une société plus mobile serait forcément plus inégalitaire. Ainsi, les sociétés les plus égalitaires, notamment les pays du Nord de l’Europe, sont aussi celles qui permettent les plus bas indicateurs de reproduction sociale.

La société française se distingue à l’inverse par l’étanchéité entre groupes sociaux, qui tend à se maintenir, voire à se renforcer depuis 25 ans. Ainsi, la probabilité pour un enfant d’ouvrier d’exercer un emploi d’exécution est de sept sur dix, comme celle d’un enfant de cadre d’exercer une profession d’encadrement ou prestigieuse.  C’est un paradoxe, car la baisse des inégalités sociales s’est maintenue jusqu’aux années 2000 et l’accès aux diplômes continue globalement à croître.

Les plus fragiles grands perdants des mutations sociales

Le modèle social français aurait contribué à durcir les lignes entre les groupes sociaux, en faisant payer systématiquement aux moins organisés et aux plus faibles les mutations sociales. Ainsi, la massification scolaire a fait translater les inégalités scolaires du second degré vers l’enseignement supérieur. De même, la relative décrue du monde ouvrier s’est traduite par la montée d’emplois de service sous-qualifiés et précaires. De même, si les enfants de ruraux avaient pour espoir de devenir salariés (y compris à l’usine), leurs petits enfants ont pour perspective les CDD, l’intérim, le temps partiel subi et une ligne de vie en pointillé.

Quelles solutions pour relancer l’ascenseur social ?

Les pistes proposées par Camille Peugny pour renouer avec la mobilité sociale vont à l’encontre de certains clichés du débat hexagonal.

Ainsi de la lutte contre les inégalités sociales à l’école. Si elle paraît nécessaire aux yeux du sociologue, il pointe cependant les limites de l’attachement- parfois obsessionnel- des Français au titre scolaire. L’éducation n’est pas une garantie absolue de mobilité : les diplômés eux-mêmes subissent les effets de la reproduction sociale et du déclassement.

Pour les combattre, il s’agit donc de sortir de l’obsession scolaire hexagonale.  Camille Peugny prône une politique « tout au long de la vie » fondées sur trois axes.

Le plus original serait un droit à la formation tout au long de la vie. Des « bons de formation » seraient attribués à celles et ceux qui auraient le moins de compétences.

D’autre part, l’auteur propose de créer des instruments spécifiques à l’entrée de la vie professionnelle, pour aider les jeunes à trouver leur place dans la société.

Enfin, contre les dispositifs sociaux ciblés – minimaux sociaux, systèmes de bourse, dispositifs « d’excellence » -, Camille Peugny propose de privilégier les droits universels. Ceux-ci permettraient à la fois de favoriser l’égalité des chances, mais aussi la décrispation d’une société française dont bon nombre de membres souffrent ou craignent le « descendeur social ».

Une réflexion solide et inédite

L’ouvrage de Camille Peugny, en définitive renouvelle profondément la réflexion sur la reproduction sociale. Grâce à un appareil important de données quantitatives, il établit le constat implacable d’une société en panne de mobilité. Nourries par une réflexion solide, ses propositions rompent avec les lectures idéologiques habituelles pour dessiner les grandes lignes d’une nouvelle politique de l’égalité des chances.

Ismaël Ferhat

Crédit photo: Flickr,  Raphael Goetter

 


[1] Camille PEUGNY, Le déclassement, Paris : Grasset, 2009

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