La république des réseaux : périls et promesses de la révolution numérique.
Farid Gueham | 08 juin 2017
« La révolution numérique apporte peut-être autant de changements que l’avènement de l’agriculture. Plus de deux milliards d’humains sont, aujourd’hui, connectés à internet, faisant basculer dans le champ politique la question numérique, jusqu’ici cantonnée à la technique et à l’économie ». Pour Jean Rognetta, Julie Jammot et Frédéric Tardy, il est urgent de penser la démocratie et notre monde, sous un prisme nouveau, face à une crise protéiforme, qui donne aux peuples autant de nouvelles raisons de se révolter. « L’avenir appartient à ceux qui s’en saisissent et non ceux qui le refusent ». Depuis le début des années 70, le développement des NTIC ne s’est pas fait sans heurt et sans conflit. Des valeurs des « digital utopians », des années 70 à San Francisco à l’actuelle Silicon Valley, de l’eau à coulé sous les ponts. Tout semble même s’accélérer : « depuis 2010 cependant, tout semble basculer. Sur terre, deux hommes sur trois ont un téléphone mobile ; l’un d’entre eux a accès à Internet par cet objet ou un autre. Le nombre d’hommes et de femmes concernés bouleverse les enjeux. Il n’y a presque plus lieu de distinguer le réel et le virtuel, miroirs l’un de l’autre ». Et l’espace numérique n’est plus exclusivement peuplé d’idéalistes : les visionnaires hippies ont laissé la place à des groupes militaires, mafieux, rebelles. La dérive révolutionnaire est réelle. « La crise donne aux gens de nouvelles raisons de se révolter, les réseaux leur offrent de nouveaux moyens de le faire. En ce sens, le numérique constitue la politique du XXIe siècle » soulignent les auteurs.
Le monde qui vient : la république des avatars.
Des grands enfants du numérique : nous sommes tous atteints de néoténie, des adulescents dans notre rapport à la technologie. « Un enfant à besoin d’attention et l’anxiété de séparation est atténuée par la connexion constante. Les jeunes n’annoncent pas chaque détail de leur vie sur Twitter pour se mettre en valeur, mais pour éviter la porte fermée de la chambre au coucher, la chambre vide, le vide hurlant d’un esprit isolé », précise Jaron lanier. Ces grands enfants se choisissent également des avatars, car en jouant sous pseudonyme, on peut dire plus de choses que sur un ton plus grave ou plus sérieux. « Les avatars numériques contribuent à libérer l’opinion de chacun. Cependant, la convergence du réel et du virtuel remet en cause une partie de cette distanciation : ce n’est plus un autre qui est « dans l’histoire », c’est moi ». Et les mœurs de la jeunesse connectée ne sont plus celles des débuts de l’internet ou de la cybernétique. Les avatars ne durent qu’un temps : deux étudiants qui se rencontrent pendant un séjour Erasmus ne resteront pas anonymes longtemps. « De même, sur un site de rencontre, où l’avatar joue un rôle d’aide à la séduction, le but final reste celui de lever les masques… ».
Espace public : les idéologies communes s’effacent derrière la communication privée.
Dans son étude « Post Broadcast Democracy : how media choices increases inequality in political involvement and polarizes elections », le chercheur Markus Prior à démontré que la culture politique des Américains diminue au fur et à mesure que s’ouvrent des alternatives au journal télévisé du soir : une minorité, souvent radicalisée s’est mise à consommer plus d’informations, tandis que la majorité s’en est progressivement écartée. Et c’est notamment avec l’émergence des médias de masses que le regard critique de la sphère publique bourgeoise, au sens où pouvait l’entendre Habermas (la famille, la ville, ou la cour) s’est brouillé. « Une nouvelle catégorie d’influence, le pouvoir médiatique, utilisé de façon manipulatrice, a ravi l’innocence du principe de publicité. L’espace public, qui est en même temps préstructuré et dominé par les « mass medias », est devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir » (Jürgen Habermas, l’Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1997). Et si dans les sociétés démocratiques, l’emprise des médias n’est pas aussi évidente, les puissances politiques et économiques y tiennent toujours une place de choix. Pour les auteurs, l’espace public dont nous héritons au XXe siècle se caractérise par l’omniprésence de la publicité et de la propagande dans une société de consommation, de spectacle et avant tout de masse.
L’impossible ordre public numérique : devant les potentialités sans fin de l’internet, les démocraties tentées par la dérive autoritaire.
Les nouveaux ordres sociaux sont des ordres spontanés. Et si un nouveau désordre doit surgir du numérique, il est plus probable que ce dernier surgisse des nouvelles structures. Ces nouvelles structures, contrairement aux états-nations seront capables de reprogrammer la réalité. « Les mêmes processus à l’échelle industrielle, qui touchent plusieurs milliers de personnes, se trouvent derrière le cyber-espionnage pour le compte d’Etats et le cyber-crime organisé », rappelle Jonathan Evans, directeur général du contre-espionnage MI5 dans son interview pour le Financial Times « MI5 chiefs sets out price of cyber espionage ». Les pratiques criminelles se sont renouvelées avec les nouvelles technologies : depuis les années 2000, le vol d’identité est devenu une activité florissante. « En 2009, le Département de la Justice américain a intenté un procès contre un hacker de Floride, Albert Gonzalez, et deux complices russes pour s’être appropriés illégalement 130 millions de cartes de crédit par un processus de viol de bases de données dit d’« injection SQL ». Le combat contre le cybercrime est robotisé et les puissances traditionnelles sont pour le moins dépourvues face aux puissances de frappe des avatars. Et comment se positionner face aux nouveaux libertaires anonymes, ce qui pourraient bien, à l’avenir, légitimer « une nouvelle censure, voire une nouvelle chasse aux sorcières », comme le suggèrent les auteurs.
Vers un mouvement constitutionnel : une déclaration numérique efficace, au-delà des textes existants.
Depuis les années 90, la régulation de l’internet a pris une nouvelle dimension : au delà de la régulation économique ou de la réglementation du secteur des télécommunications. « C’est d’ailleurs en réponse à une loi sur les télécoms que le 8 février 1996, John Perry Barlow a publié, de Davos, la Déclaration d’indépendance du cyberespace, qui se veut d’emblée constitutionnelle, traitant de territoire, d’égalité, de liberté, de droits : nous sommes en train de créer un monde ouvert à tous, sans privilège ni préjugé qui dépend de la race, du pouvoir économique, de la puissance militaire ou du rand de naissance ». Une déclaration qui jettera les fondements de l’internet libertaire, suivi d’un mouvement « quasi constitutionnel » dès 2012 ; aux Etats-Unis, la Maison Blanche avait même tenté de poser les bases d’une déclaration des droits de la vie privée du consommateur. En mai 2012, Farida Shaheed, experte indépendante auprès des Nations unies dans le domaine des droits culturels allait plus loin, proposant une régulation de l’internet sur les droits de l’homme ( cf. communiqué de presse l’ ONU). Alors que les souvenirs des grandes crises du 20eme siècle sont déjà lointains, les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter n’ont jamais véhiculé autant d’appels à la haine et au racisme. Le premier parti politique des jeunes en France est le FN, et le pouvoir d’entrainement des masses se déplace vers le bas. « Pour préserver la démocratie au temps du numérique, il est nécessaire que le sens critique devienne une valeur commune, assis sur une culture enfin générale (…) aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières, et voici aussi la devise dont doivent se saisir les indigènes du numérique, s’ils veulent réinventer la démocratie », concluent les auteurs.
Farid Gueham
Pour aller plus loin :
– « l’avènement de la République des réseaux », Jean-Christophe Feraud, Libération.
– « Et si les réseaux numériques étaient la solution à la crise ? », RFI.
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