L’anarchisme, un mouvement politique méconnu

04 avril 2013


SONY DSCL’anarchisme, un mouvement politique méconnu

Edouard Jourdain, L’anarchisme, collection « Repères », La Découverte », 2013, 128 pages, 10 €

L’anarchisme est souvent considéré comme un mouvement prônant le chaos, et à ce titre tout à fait incompatible avec le jeu politique. Or, si ses penseurs les plus célèbres militent pour une maximisation de la liberté individuelle, ils ne refusent pas pour autant toute forme d’organisation politique. C’est la démonstration de l’ouvrage d’Edouard Jourdain.

De l’image d’Epinal…

L’image classique du mouvement anarchiste est celle d’un mouvement construit en réaction à des idées et pratiques existantes. Il est ainsi communément associé à la dénonciation de l’impérialisme, du colonialisme, des totalitarismes, du capitalisme. On se souvient de son implication dans les mouvements de mai 68… [1] Ce caractère insurrectionnel du courant n’est pas occulté dans l’ouvrage. Ainsi, certains anarchistes prônent volontiers la révolte contre la Loi et l’ordre établi pouvant aller jusqu’à l’usage de la violence et de l’attentat [2].

A la théorie…

Néanmoins, Edouard Jourdain s’est aussi attaché à montrer l’aspect constructif du mouvement, et sa grande force de proposition.

Sur le plan théorique, les idées communes aux principaux mouvements anarchistes  consistent en la promotion du sentiment antidogmatique, antiétatique et antireligieux. La lutte contre toute forme d’aliénation – y compris la servitude volontaire, qu’elle soit aliénation de la raison (par la religion), de la volonté (par l’Etat), ou des corps (par la propriété)[3] est un point clef de la démonstration anarchiste.

Et à la pratique

Dans la pratique, l’anarchisme s’est incarné dans des expériences plus ou moins concluantes. Certains relèvent de l’action directe, à l’image de la récupération d’entreprises en Argentine suite à la crise de 2001, qui reçut le soutien des indigènes mapuches, de la population locale et même des détenus de la prison voisine. D’autres expériences se sont fondées sur l’auto-gestion. C’est le cas des mancomunales chiliennes au début du XXe siècle ou du développement de courants altermondialistes notamment.

Le passage consacré aux zones autonomes temporaires (TAZ), est à cet égard particulièrement intéressant. Analysées par Hakim Bey, ces expériences historiques d’organisation sans chef, des causaques à Internet, en passant par la piraterie, témoignent du fait que l’anarchisme, loin d’être une vague utopie, puise sa force dans le réel. En rompant avec l’espoir d’une révolution complète et d’une justice sociale appliquée à tous, et en prônant la mise en place de zones restreintes et temporaires régies par les principes libertaires, Bey prouve qu’il n’est pas nécessaire d’attendre un hypothétique « grand soir » pour faire l’expérience de la liberté.

Un mouvement protéiforme

Les chapitres techniques et philosophiques de l’ouvrage sont entrecoupés de petites « curiosités » qui viennent agrémenter la lecture et surprendre le néophyte: passages lyriques sur l’anarchisme romantique de Coeurderoy[4], allusions littéraires et cinématographiques en lien avec l’anarchisme de droite[5], explication du fonctionnement de l’école de la « Ruche »[6] sont autant de curiosités qui raviront le lecteur.

L’on découvre ainsi une très grande diversité du mouvement, avec des différences de méthode, mais aussi des divergences doctrinales fondamentales sur les questions économiques relatives à la propriété et à la religion notamment. Ainsi, alors que pour Bakounine, l’athéisme est une profession de foi nécessaire à la liberté de l’homme, Proudhon envisage l’existence de Dieu et ses rapports avec les hommes comme un rapport de lutte permanente.

Diversité dans le temps et dans l’espace

Les divergences au sein du courant anarchiste sont telles qu’il est parfois difficile de définir les contours du mouvement. Cette pluralité des idées anarchistes s’explique notamment par la persistance du mouvement au cours des siècles. L’auteur évoque même à plusieurs reprises les influences de penseurs bien antérieurs au XIXe siècle, comme Rabelais.

La diversité des pays ayant été le théâtre d’expériences anarchistes est également frappante, bien que l’Europe et l’Amérique latine soient sur-représentées dans les exemples choisis par l’auteur. Tous ces éléments témoignent de la plasticité du mouvement et de la grande capacité d’adaptation de ses représentants.

« Ecarte le rouge, écarte le blanc / la seule couleur, c’est noir brillant » [7]

Par sa diversité et par son regard singulier sur le pouvoir, l’anarchisme échappe aux catégories politiques qui nous sont familières. Pourtant, le courant est souvent assimilé au communisme, dont il serait une variante mineure et extrême.

En réalité, l’anarchisme présente des différences fondamentales avec le communisme. Le philosophe russe Bakounine regrette ainsi seule soit prise en compte l’aliénation économique dans les théories communistes, au mépris d’une lutte contre les formes d’aliénations idéologiques. De même, il récuse l’idée marxiste d’émancipation du prolétariat par l’utilisation des structures de l’Etat.

Exhaustivité et neutralité : L’Anarchisme comme un manuel d’Histoire

L’ouvrage d’Edouard Jourdain est d’une densité rare. En une centaine de pages, il nous livre  un ensemble de dates, de faits, de théories philosophiques qui forment ensemble un tableau complet du mouvement anarchiste. Si la précision de l’ouvrage peut rebuter le néophyte, elle ravira les chercheurs et les lecteurs les plus curieux, en quête d’informations précises et de références pointues. L’on regrettera le ton trop descriptif de l’ouvrage de prétention analytique. Ainsi, ses titres, bien qu’extrêmement clairs et faisant apparaître une division judicieuse du travail, n’ont aucun caractère polémique.

Pour autant, la quasi-exhaustivité de l’ouvrage et la rigueur dans le traitement du sujet en font un livre de référence. On y trouvera ainsi des passages sur à peu près tous les courants anarchistes, du mutuellisme au communisme libertaire en passant par le collectivisme et l’anarchisme individualiste. Un livre très riche donc, à relire sans modération pour se constituer une culture historique et politique de qualité sur le sujet.

Marie-Eva Bernard

Crédit photo: Flickr,  Sophie*Slea



[1] Le mouvement anarchiste prend d’ailleurs son essor au XIXe siècle, dans un contexte de développement du capitalisme des Etats-nations, concepts qui seront violemment critiqués par les anarchistes.

[2] Cette « propagande par le fait » est considérée par certains anarchistes comme une « leçon de choses pour le prolétariat ». Son expression la plus connue fut l’assassinat du président Sadi Carnot à Lyon, le 24 juin 1894, par l’anarchiste italien Caserio.

[3] Ces trois aliénations fondamentales sont identifiées par Proudhon.

[4] « Quand viendront les Cosaques, les beaux Slaves exempts de préjugés, ils liront mes livres et les feront lire à leurs enfants, et diront : cet homme voyait clair ! Et l’Invasion détruira par le fer de sa lance les barrières intellectuelles qui séparaient les nations ». Hurrah ! Ou la révolution par les Cosaques 1854

[5] L’auteur cite par exemple L-F Céline,  P. Léautaud, L.Bloy et M.Audiard.

[6] Etablissement qui fonctionna de 1904 à 1917 sur l’impulsion de S.Faure, et dont récompenses, punitions et classements étaient absents.

[7] « Johnny Colère » Noir Désir

 

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