L'ascension sociale : une chute vers le haut ?

04 septembre 2013

Ascension de la Pointe de Charbonnel (3752m)L’ascension sociale : une chute vers le haut ?

La société comme verdict, Classes identités et trajectoires, Didier ERIBON, Fayard, 276 pages, avril 2013.

A la fois sociologue et philosophe, Didier Eribon nous dévoile dans cet ouvrage un approfondissement de son précédent livre, Retour à Reims (2009), récit du retour dans sa ville natale et de sa réconciliation progressive avec son milieu ouvrier d’origine. La société comme verdict prend de la hauteur, et gagne en recul théorique : il tente de verbaliser et de révéler les rouages de la reproduction sociale, en sociologisant sa propre trajectoire.

L’expérience personnelle de l’ascension sociale

La société comme verdict se pense comme une suite et un approfondissement de Retour à Reims, véritable introspection de l’auteur, au cour de laquelle il mesure le chemin parcouru entre son milieu ouvrier d’origine et les hautes sphères intellectuelles où il évolue aujourd’hui. Par une théorisation et une objectivation des mécanismes, l’auteur entend gagner en généralité en révélant la violence inhérente aux mécanismes de domination sociale.

Didier Eribon montre les ambivalences de sa trajectoire ascendante, en pointant le sentiment de « trahison » ressenti par son environnement familial et, de manière générale, par les proches des individus au parcours similaire. Les exemples concrets explorés de ce retour forcé dans les mécanismes du milieu passé sont nombreux : logique affective, obligation d’honorer certains devoirs sociaux, état civil, etc.

Outre le changement de classe sociale, Didier Eribon a dû expérimenter la révélation de son homosexualité, qui a contribué davantage encore à la rupture de son « destin social », comme parfaite reproduction du schéma familial parental : de l’ouvrier hétérosexuel à l’intellectuel homosexuel, le fossé est grand et l’incompréhension abyssale.

Les influences théoriques et explicites de l’ouvrage

Il apparaît rapidement que l’auteur voit en Pierre Bourdieu son mentor, éminent sociologue avec lequel il a entretenu une relation intellectuelle intime. La lecture de La distinction constitue le fer de lance de son propre projet d’écriture de Retour à Reims. En effet, le cadre théorique bourdieusien, et l’élaboration du concept de « champ » a été fécond dans le domaine de la sociologie des inégalités, mais aussi et surtout dans la sociologie de l’école.

Les références au couple Beauvoir / Sartre sont, en outre, nombreuses. Ces deux figures incarnaient au cours de la jeunesse de l’auteur toute l’attractivité du monde intellectuel issu du « quartier latin » et leurs écrits ont grandement inspiré sa curiosité intellectuelle, ainsi que son goût pour la philosophie. De Sartre, il retient en effet « c’est ainsi qu’il faut penser : se soulever contre ce qu’on peut avoir d’inculqué en soi » (Les Mots).

Enfin, Dider Eribon trouve dans les écrits d’Annie Ernaux sur les ressemblances entre S. De Beauvoir et sa propre mère, alors qu’elle a elle-même grimpé l’échelle sociale, un écho retentissant.

« L’odyssée de la réappropriation »

L’expression est un hommage à l’écrivain Mouloud Mammeri, qui l’utilisait pour qualifier son rapport à ses société et culture d’origine. Ce cheminement comprend deux étapes : en premier lieu « un mouvement d’éloignement vers des rivages inconnus et pleins de séductions » puis un « un long retour, lent et semé d’embûches, vers la terre natale ». Ce double mouvement d’exode et de retour nécessaire est le lot de tout individu tentant de se soustraire à son groupe social d’origine. Elle brise le mythe d’une ascension sociale pleinement heureuse au sein de laquelle le changement de champ social serait parfaitement simple et bien vécu par l’acteur. Le travail d’introspection et de réconciliation avec soi est nécessaire en tant qu’il relève d’une réappropriation du passé.

Il va sans dire que cette introspection se fait dans une sorte de distance critique réciproque entre le revenant et l’entourage d’origine.

De l’expérience personnelle à la généralité sociologique

Ainsi, l’auteur a trouvé dans la littérature et la philosophie – et par extension dans l’Ecole – les prémices d’une ascension sociale conscientisée et souhaitée. Dans cet ouvrage, il mêle théorie sociologique et anecdotes personnelles, deux perspectives qui se nourrissent mutuellement, afin de mettre en exergue les ambivalences et les douleurs cachées de toute ascension sociale. Il s’intéresse plus particulièrement à son milieu ouvrier d’origine, en en dressant un portrait criant de vérité pour celui qui l’a connu de prêt. Si l’ensemble est parfois décousu et manque de cohérence globale, il est une porte d’entrée fascinante vers la compréhension de ces individus ayant franchi les frontières sociales.

Claire Poncet

Crédit photo : Flickr, girolame

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