Le complexe de Suez : une approche psychologisante du déclin
Edern De Barros | 04 janvier 2016
Le complexe de Suez : une approche psychologisante du déclin
Par Edern de Barros
Le complexe de Suez : le vrai déclin français (et du continent européen), de Raphaël Liogier, éditions Bord de l’eau, 2015, 178 pages, 16 €
En 1956, le Président égyptien Nasser nationalise le canal de Suez, route commerciale maritime artificielle qui relie la mer Méditerranée et la mer Rouge, facilitant l’accès à l’Océan indien. La décision souveraine du Président Egyptien, chef de file du mouvement anticolonialiste des non-alignés, déclenche une réaction de la France, du Royaume-Uni et d’Israël. Dans le contexte de la Guerre froide, les deux anciennes puissances coloniales n’obtiennent pas le soutien attendu des États-Unis. Au contraire, devant la menace atomique de l’URSS, qui soutient Nasser, les États-Unis exigent le retrait des trois puissances qui s’exécutent.
L’échec franco-britannique lors de la Crise de Suez devient rapidement dans la conscience collective une crise de la domination européenne face à l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale. L’événement apparaît comme une humiliation. Il serait par la suite à l’origine de ce que Raphaël Liogier nomme le « complexe de Suez », qu’il définit comme une « pathologie collective » enracinée sur le continent européen depuis 1956, et conduisant au fantasme décliniste auto-réalisateur. L’analyse du Complexe de Suez a dès lors une portée thérapeutique et politique : il s’agit de soigner le mal pour acquérir une vision politique plus clairvoyante en accord avec les enjeux de la mondialisation.
I/ Le complexe de Suez : diagnostique d’une « pathologie collective »
Le terme de « complexe » est emprunté au vocabulaire de la psychologie. Il désigne le sentiment de mal-être lié à la représentation de soi. Transposé à l’échelle collective, le « complexe de Suez » sert à désigner « un continent européen narcissiquement meurtri » par le traumatisme de l’échec de la politique de domination franco-britannique de 1956. Cette crise de l’ego européen est pour Raphaël Liogier la cause d’une « pathologie collective » dont le symptôme le plus manifeste est le « fantasme du déclin » du continent européen. L’Europe, dans cette vision pessimiste d’elle-même, se perçoit en marge de la mondialisation. Or cette perception participe de son déclin.
II/ Le « vrai déclin français » : le complexe de Suez auto-réalisateur
L’intérêt du livre consiste à trouver dans un événement historique le point de départ d’une croyance collective profondément ancrée dans la société européenne : dans le contexte de la mondialisation, l’Europe se perçoit menacée et ne parvient pas à relever les défis. Se percevant comme victime et non plus comme actrice de la mondialisation, elle attribue à tort les causes de son déclin à des menaces illusoires qui participent à son enfermement. Autrement dit, le « vrai déclin français (et du continent européen) » est provoqué par le complexe lui-même, parce qu’il est porteur de remèdes illusoires à son propre mal fantasmé, empêchant les réformes adéquates. Cette paralysie politique n’est pourtant pas une fatalité. La thérapie consiste d’abord dans la prise de conscience collective de la pathologie. Ainsi, en décomplexant les sociétés européennes, Raphaël Liogier entend dépassionner le débat et créer une atmosphère plus lucide.
III/ Une analyse psychologisante de la crise de la société
La démarche de déconstruction d’un mythe (celui du déclin) a une visée politique. C’est à l’intérieur de cette grille d’analyse psychologisante que Raphaël Liogier situe les politiques sécuritaires et de défense de la souveraineté nationale qui emportent un certain succès électoral. Elles deviennent l’expression la plus directe du complexe de Suez ; elles se traduisent plus concrètement par un repli sur soi des sociétés et une hostilité croissante à l’ouverture. Accroissement du communautarisme, angoisse de l’effacement identitaire dans le contexte de la mondialisation, montées de la xénophobie et de la peur du « grand remplacement », etc : tels sont les différentes facettes du fantasme du déclin, ou les différents syndromes du complexe de Suez. Le populisme comme réponse à la crise apparaît de ce point de vue comme un remède de charlatan ignorant les vraies causes de la maladie.
L’ouvrage n’est pas sans poser quelques difficultés méthodologiques. L’ambition de rapporter les manifestations d’hostilités à l’égard de la mondialisation au seul « complexe de Suez » rend compte simplement de la diversité des formes de contestation en apportant un regard synthétique avec un outil conceptuel neuf. Mais en prenant les problèmes sur le terrain de l’histoire des représentations, l’auteur tend à psychiatriser un discours de contestation pour le désamorcer, en le réduisant au seul prisme de la « pathologie collective ». Dans cette optique, la démarche de l’auteur écarte une forme de contre-argumentation rationnelle, parce qu’elle n’a face à elle qu’un « complexe » à traiter d’un point de vue thérapeutique. Ce choix argumentatif peut sembler efficace pour convaincre des bienfaits de la mondialisation ceux qui le sont déjà, mais parviendra-t-il à convaincre les autres en les installant sur le divan ?
crédit photo : flickr Mohamed Abd El Nasser
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