Le crépuscule des entrepreneurs
Fondapol | 26 novembre 2012
La Zone Euro entre de nouveau en récession, après une période d’accalmie qui pouvait augurer une reprise proche. L’Europe souffre de nombreux maux et il en est un dont les gouvernements n’ont pas pris toute la mesure : le déficit d’innovation et la crise de l’entreprenariat qui ne sont que les deux faces d’une même pièce. Sans grossir le trait, hormis la téléphonie mobile, l’Europe ne produit plus d’innovation réellement « disruptive ». La disruptivité, concept familier aux anglo-saxons, caractérise une innovation qui bouleverse un secteur de façon inattendue en redéfinissant entièrement les règles du jeu au profit des pionniers. Ainsi sans disruptivité, nous serons toujours seconds dans le meilleur des cas. Comment se fait-il que ses dernières années les Européens aient raté Google, Facebook ou encore eBay ?
Le nouvel âge de l’innovation
Nous assistons depuis plus de dix ans à un basculement d’un ancien modèle de l’innovation, caractérisé par la Recherche et Développement (R&D) effectuée aux sein même des entreprises et mesurée par le nombre de brevets déposés, à un nouveau modèle plus « ouvert ». Internet, les technologies numériques et la vitesse de la globalisation ont imposé un « horizon négatif » à l’innovation. Plus on avance et plus l’horizon recule. La mondialisation a également constitué pour la technologie un environnement instable où l’immobilité signifie la mort pour l’essentielle des grandes entreprises. Le brevet est ainsi devenu de moins en moins pertinent et a rendu de surcroit la R&D interne presque dépassée, sinon obsolète dans l’économie du numérique. Dans une économie développée composée essentiellement de services, le brevet protège moins bien car l’innovation devient facilement imitable.
Aujourd’hui l’innovation ne peut plus être totalement intégrée dans le carcan de l’entreprise comme dans le modèle classique de la R&D, elle doit appréhender les attentes des consommateurs. C’est dans un processus ouvert que se construit l’innovation, l’entreprise doit la chercher à des sources diverses. L’idée ne se trouve plus dans l’entreprise, elle est partout et elle est fugace. Ainsi IBM utilise des dispositifs comme Linux, le logiciel « open-source » qui crée une communauté partageant des informations sur une même problématique sans pour autant avoir une coordination centralisée. La source de l’innovation peut encore être trouvée dans l’attention portée aux clients (voir le tableau). Les entreprises doivent maintenant courir avec ces deux jambes peu articulées que sont l’ancien et le nouveau modèle d’innovation.
Entreprendre pour innover
Selon la célèbre formule de l’économiste Joseph Schumpeter, l’innovation au sens fort est une « destruction créatrice ». Son apparition bouleverse toute la structure d’un secteur faisant disparaître ceux qui ne s’y sont pas préparés. La valeur pour l’entreprise et la société dans son entier est réellement apportée par cette création pure. Les multinationales qui survivent doivent constamment se réinventer au risque disparaître à l’instar de la brillante entreprise que fut Kodak.
Principales sources d’innovations économiques :
IBM, « The Global CEO study 2006 » réalisé grâce à des entretiens avec 765 grands dirigeants d’entreprises.
L’essentielle de l’innovation « disruptive » est fournie par des entrepreneurs. Il y a un lien patent entre l’innovation de pointe et l’entreprenariat. Certes, les entrepreneurs ne sont pas tous des innovateurs-nés et l’on peut très bien être l’un sans être l’autre. Mais ces innovateurs de pointe ne sont pas souvent les multinationales bien établies, ce sont aujourd’hui les « start-upers ». Ces innovateurs qui sortent (presque) de nulle part et poussent comme des champignons. De ce point de vue, l’Europe peut se faire du souci vu son faible nombre de réels d’innovateurs. En effet, l’innovation apporte dans son sillage la valeur et l’emploi. De 1980 à 2001, le total de la croissance nette de l’emploi aux Etats-Unis est venu des firmes qui avaient moins de cinq ans d’existence. Or ces entrepreneurs innovants ont besoin d’un accès à un capital abondant dès le début de leur aventure. Cependant le succès est loin de tous les attendre au tournant et beaucoup échoueront, ainsi autant d’investisseurs perdront ce qu’ils ont misé sur ces jeunes pousses. La Silicon Valley est devenue le parangon de ce modèle d’innovation disruptif par l’accès à un capital-risque très disponible.
Au risque de ne rien entreprendre
Le capital « d’amorçage » dont ont besoin ces jeunes entreprises innovantes est trop rare en Europe. Aussi le nombre de « business angels », ces personnes qui apportent des fonds aux jeunes entreprises en leur nom propre, est bien plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis rapporté à la population totale. Le constat est simple, en France l’investissement de ce capital- risque est peu ou pas rentable en moyenne. Le retour sur investissement est négatif de 1,5%[1]. L’investissement moyen est de l’ordre de 1,5 million d’euros ainsi pour un projet réussi et rentable, l’investisseur comptera de nombreux échecs. La taxation de ce capital-risque sous nos latitudes ne prend pas en compte sa caractéristique essentielle : son incertitude. La fiscalité du capital risque devrait inciter aux financements des futurs secteurs attractifs d’une économie, là où parfois il vaut mieux investir dans des œuvres d’art exclues du calcul de l’impôt sur la fortune …
La destruction sans création
Les entrepreneurs, véritables courroies d’une économie dynamique, sont oubliés. Bien que le mois d’octobre 2012 ait connu en France un bond des créations d’entreprises de plus de 10% sur un mois, cette croissance est largement due aux auto-entrepreneurs. Il faut savoir quel modèle d’entreprise nous voulons. Le profil d’auto-entrepreneur est très utile pour sortir du chômage des individus qui peuvent poursuivre leur activité par eux-mêmes ou donner un complément de revenu à des salariés (« travailler plus pour gagner plus ») ; mais il demeure peu créateur de valeur ajoutée et ne permet évidemment pas de créer de l’emploi direct hormis l’entrepreneur lui-même. Ce sont souvent des personnes peu diplômées qui développent ce statut quand les activités à croissance forte sont liées à des personnes avec un niveau plus élevé d’éducation. Si donc l’autoentreprise est très pertinente en termes de dynamisme d’une société, la question de fond sur le plan économique reste donc celle des activités innovantes. Il est vrai que le développement de l’autoentreprise est de nature à favoriser une culture entrepreneuriale, qui au-delà même de l’obstacle fiscal est plus faible en France qu’ailleurs : le succès de l’entrepreneur est dans l’ensemble moins valorisé que d’autres formes de réussite personnelle. Rappelons en outre qu’aucune jeune entreprise n’est entrée dans le CAC 40 depuis sa création …
Sans entrepreneurs nos économies sont condamnées à suivre la pente paisible que nous leur préparons. Ne nous trompons pas d’horizon. N’est pas entrepreneur toute personne qui agit pour son compte. Selon la définition de l’économiste Jean-Baptiste Say, « l’entrepreneur est une personne qui transfère des ressources économiques de la basse vers une plus grande productivité et un rendement plus élevé ». On peut mettre à jour cette définition en ajoutant que ce transfert vers un plus grand dynamisme se fait au travers de l’innovation. Ainsi la grande figure de l’entrepreneur est aussi celle de l’innovateur. Carl Schramm, l’économiste américain, disait comme pour railler les Européens que « pour assurer la survie et la continuité du leadership des Etats-Unis sur l’économie et la politique, nous [Américains] devons voir l’entreprenariat comme notre principal avantage comparatif. Rien hormis cela ne pourrait nous donner les moyens nécessaires pour demeurer une superpuissance économique.»
François Dorléans.
[1] Étude AFIC, Ernst & Young et Thomson Reuters sur « La performance nette des acteurs français du capital investissement », mai 2012.
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