Le cynisme et la politique : une vieille histoire…

03 avril 2012

Quintus et Marcus Cicéron, Manuel de campagne électorale suivi de L’Art de gouverner une province, traduction de Jean-Yves Boriaud, Arléa, 93 pages.

De la théorie à la pratique

Comment réussir une campagne électorale ? La question est d’actualité, tout le monde en conviendra… Pour répondre à cette question, la plupart des conseillers et des commentateurs regardent les dernières élections présidentielles, non sans raison. Néanmoins, il faut toujours revenir aux fondamentaux pour prendre du recul sur un sujet : rien de tel que de relire les Anciens pour comprendre les ressorts et les enjeux de l’action politique. En l’espèce, loin des traités théoriques, la correspondance qu’entretinrent les frères Cicéron est déconcertante de réalisme, voire de cynisme. La première des lettres de cet opuscule, ici nommée « Manuel de campagne électorale », est écrite par Quintus Cicéron, le frère du célèbre orateur Marcus Cicéron ; la seconde, « L’Art de gouverner une province », est une sorte de réponse cinq années après du second au premier. Toute ressemblance avec des situations actuelles est purement fortuite, bien entendu…

Un objectif indépassable : conquérir des voix

Sans s’attarder sur les rouages de la vie politique romaine, on peut dégager la substance de ces lettres. La première est rédigée en 64 avant J-C par Quintus qui est alors édile ; son frère, alors censeur, a quant à lui une carrière politique déjà bien remplie, et brigue la fonction suprême : le consulat. L’édile décide de partager avec lui son expérience de terrain et lui rappelle ce que devrait être une stratégie électorale efficace. Les conseils peuvent se résumer en une simple proposition : pour saisir le pouvoir, il ne faut rien négliger et saisir toutes les opportunités.

Face à six candidats, Quintus détaille la posture que doit adopter son frère pour se distinguer et s’imposer en tant qu’« homme nouveau ». Marcus doit faire oublier son manque de renom et de « crédibilité » (lié à l’histoire de sa famille) en mettant en avant ses talents d’orateur et son propre mérite. Parallèlement, pour pallier cette lacune, il doit jouer de la colère contre les autres candidats et mettre en doute leur réputation. Tout le mouvement de la campagne doit être tourné vers un unique objectif : conquérir les voix. Que les voix viennent d’amis, de partisans ou d’inconnus, aucune ne doit être délaissée : s’entourer d’obligés, être prodigue et généreux devient indispensable pour réunir le plus large consensus autour de son nom.

Une campagne ne s’embarrasse pas de scrupules

Si la vertu du candidat doit être mise en avant, il ne faut pas se faire d’illusions : la vertu est un argument de campagne et, dans l’ombre, toutes les diligences doivent être déployées pour salir la réputation et souligner l’incompétence des autres candidats. Mais rien ne sert d’abaisser l’image des autres candidats si l’on ne rehausse pas la sienne. Et pour cela, il faut mobiliser les hommes et les pousser à faire campagne : rendre des services pour s’assurer les soutiens, jouer sur l’inclination naturelle des électeurs et leur peur, et créer de l’espoir. Ainsi, tout passe par la capacité à faire des promesses et à faire comprendre aux gens qu’en échange de leur soutien, ils obtiendront des avantages.

Le candidat doit créer un cercle restreint composé d’hommes ambitieux qui désirent porter des responsabilités après l’élection, mais également d’hommes influents que le peuple connaît et admire (artistes, généraux…). Cette « équipe » et tous les soutiens doivent propager le message du candidat sans relâche dans toutes les couches de la population. Évidemment, face à ces différents publics, il faut savoir s’adapter et ajuster ses promesses. Ainsi il ne faut surtout pas négliger l’aspect « populaire » de la campagne : il faut flatter le peuple, soigner sa réputation et faire rêver. Bref, les promesses ne coûtent rien mais rapportent beaucoup ; de toute manière, leur réalisation est incertaine et lointaine. Là encore, toute ressemblance avec des pratiques actuelles serait fortuite…

De l’élection à l’exercice du pouvoir : s’appuyer sur l’opinion publique

En effet, l’opinion publique doit prévaloir dans les choix stratégiques du candidat, selon Quintus. Aussi faut-il créer une véritable attente par les fastes d’une campagne dynamique et rassembleuse. Il faut plaire à tout le monde, susciter l’engouement et rassembler les foules. Il faut aborder les sujets dont tout le monde parle et imposer sa présence sur le  forum et dans les discussions publiques. Il faut apparaître comme le garant des valeurs républicaines (à l’époque déjà…), le protecteur du Sénat et le défenseur de la cité.

Sans tuer le suspens, Marcus Cicéron fut brillamment élu consul, Quintus lui est devenu gouverneur d’Asie. Comme une lointaine réponse, cinq ans plus tard, Marcus conseille son frère sur l’art d’exercer le pouvoir. Pour tenir le pouvoir, le magistrat doit s’appuyer sur deux éléments : l’exemplarité et l’opinion. L’exemple et l’honneur doivent conduire l’action de l’homme politique afin d’être admiré et respecté par les concitoyens ; et, afin de ne pas salir son image, il doit déléguer son pouvoir à des hommes de confiance. Mais, plus important encore, le pouvoir doit tenir compte de l’opinion pour prospérer. Il faut paraître incorruptible et à l’écoute du peuple. En effet, la vertu ne sert à rien si elle ne sert pas les intérêts du plus grand nombre, selon Marcus. Le détenteur du pouvoir doit donc être attentif à l’opinion et à ses humeurs, s’il veut le conserver.

On le voit, si la politique change, les fondamentaux restent identiques. Le cynisme reste la chose politique la mieux partagée du monde, et les déroulements de la campagne présidentielle ne dérogent pas à la règle.

Louis Nayberg

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